Il n’y a aucune raison de détester Alain Juppé. Je le sais, j’en ai cherché. Certes, le maire de Bordeaux ne suscite guère de sentiments très passionnés (sauf, peut-être, chez Jérôme Leroy, le communiste de notre bande…). Après tout, la passion, en politique, ça ne dure pas très longtemps et ça a tendance à finir dans les abysses des sondages. Mais soit Alain Juppé est un sacré comédien, soit il ressemble beaucoup à ce qu’il a l’air d’être : un type bien sous tous rapports, catégorie premier de la classe. On se dit qu’avec lui, ce sera sans surprises – ni trompettes. Alain Juppé ne nous promettra pas de terrasser la finance, de réduire la fracture sociale ou de faire plier Angela Merkel. Sa campagne sera raisonnable sur toute la ligne, genre « on ne peut pas dépenser ce qu’on n’a pas » et « sans l’Europe, la France n’est rien ».
Et puis, il paraît que Super-Alain va réhabiliter la fonction présidentielle. Avec lui, pas de « Avec Carla, c’est du sérieux ! » ni de vaudeville à l’Élysée. Ne serait-ce que l’imaginer se rendant en « loucedé » et en scooter chez son amante, ou disant « pauvre con ! » pour éconduire un importun, c’est sacrilège, un peu comme quand on se figurait la maîtresse à poil à l’école (pas moi, bien sûr). Attention, j’ignore tout de la vie privée d’Alain Juppé et de son langage dans l’intimité – il jure peut-être comme un charretier –, mais, comment dire, ce gars-là semble avoir eu deux corps bien avant d’être roi[1. Dans Les Deux Corps du roi (1957, traduction en français 1989 chez Gallimard), le philosophe allemand Ernst Kantorowicz expose la double nature, humaine et souveraine, du monarque, qui possède un corps terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel.]. On se dit donc, qu’au moins, il fera un monarque républicain tout à fait acceptable, et voici qu’il joue le président-copain. On le voit boire de la bière (un crime pour un maire de Bordeaux) ou faire du vélo – on ne lui a pas dit que, le vélo, c’était moderne au siècle dernier ? Certes, il n’a pas de tee-shirt « NYPD », mais après avoir laissé la journaliste Gaël Tchakaloff[2. Gaël Tchakaloff, Lapins et Merveilles, Flammarion, 2016.] pénétrer dans son intimité, ce « pudique hypersensible » nous apprend, par l’intermédiaire de Camille Vigogne Le Coat[3. Camille Vigogne Le Coat, Je serai président ! L’histoire du jeune et ambitieux Alain Juppé, La Tengo, 2016.], qu’il a été jeune et a collectionné les aventures (tout de même moins que son patron Chirac confie-t-il, finaud). Bref, on a l’impression qu’il est prêt à sacrifier le mystère de sa royale carcasse pour accéder au trône.
Quant à sa politique, on peut gager qu’elle se distinguera brutalement dans le verbe et marginalement dans les faits de celle que François Hollande peine à mettre en œuvre : beaucoup d’Europe, une bonne dose de libéralisme (dont, à tort ou à raison, les Français ne veulent pas, comme en témoigne l’étonnant soutien aux grévistes et bloqueurs) et un discours intraitable sur le déficit budgétaire. Au moins Juppé devrait-il bénéficier d’une légitimité retrempée dans les urnes, pour faire mieux tourner la machine sans toucher aux cadres dogmatiques de la seule politique possible.
Dans ces conditions, pourquoi se désoler de son élection annoncée ? D’abord, précisément parce qu’elle est annoncée et qu’on aime bien les surprises. Comme Balladur, Juppé, candidat du parti des médias et des sondeurs, a été sacré avant l’heure. Ce qui donne bien sûr très envie de voir le peuple faire échouer malicieusement le scénario écrit à l’avance pour lui (celui de droite en l’occurrence puisqu’il paraît que tout se jouera lors de la primaire).
D’accord, mais la France a besoin de souffler, entend-on de toutes parts, et, comme l’observe finement Hervé Algalarrondo, avec Juppé, ce serait Bordeaux au pouvoir. C’est-à-dire, espère-t-on de façon subliminale dans nos belles provinces, un peu de la France d’avant qui reviendrait par magie. Juppé, c’est du neuf-vieux, autrement dit du vintage. À travers lui, on imagine le retour au chiraquisme, voire, pour les électeurs de gauche, au temps béni de l’État-providence et du plein-emploi. « Juppé, c’est la DS en politique », résume Gil Mihaely. Passons sur le fait que ce temps béni avait cours dans un monde de nations et que même Alain Juppé ne pourra pas réaliser le miracle de ramener nos usines sans protéger nos frontières d’une façon ou d’une autre. Malgré l’arnaque qui parvient à faire passer un dirigeant hors sol standard pour un homme du terroir, Juppé au pouvoir ce pourrait bien être Berlin plus que Bordeaux.
Dans son obsession de se démarquer des « déclinistes » et autres « Cassandre qui annoncent l’effondrement de la civilisation occidentale » (dont chacun sait qu’elle se porte très bien, ah ! non, j’oubliais qu’elle n’existe pas), Alain Juppé ignore que loin des sommets de sa pensée et de sa certitude de fer d’avoir raison, le populo continue à voir ce qu’il voit et à vivre ce qu’il vit. Et, en dépit des instances et réprimandes pressantes qui lui sont faites, à vouloir rester un peuple avec ses traditions et ses petites manies.
Bien entendu, quand on congédie le réel par la porte, il trouve le moyen de revenir par la fenêtre électorale. Les militants du Front national ont senti la bonne odeur des voix à prendre. Homme de droite aimé par la gauche, Juppé correspond parfaitement au portrait-robot du candidat UMPS, autrement dit de l’adversaire idéal de Marine Le Pen. Qui, durant cinq ans, face à lui, pourra apparaître non seulement comme la seule alternative, mais aussi comme le parti de la lucidité. Ainsi, une fois de plus et conformément au théorème de Finkielkraut, aura-t-on fait cadeau du réel au Front national.[/access]
>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de notre dossier « Juppé : le pire d’entre nous ? »
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !