Il me faut donc parler au présent d’une jungle qui appartient déjà au passé, pour mémoire. Et pour l’avenir, car d’autres jungles existent (Grande-Synthe à Dunkerque) et existeront, et on ne peut pas regarder ailleurs indéfiniment. D’autant que cette star des médias qu’est La Jungle offre un condensé de mondes qui, ensemble, disent à quoi ressemble le nôtre.
Une église, trois mosquées et un bordel
D’abord, comme les poupées russes, les micro-mondes de ce petit monde venu de notre grand monde. Passée l’entrée principale, située en-dessous de la rocade gardée par les CRS en tenue d’assaut, on entre dans le « village afghan », où se suivent les « shops » (boutiques-épiceries) et les restaurants de bâches et de planches. On peut y manger un excellent kabouli palao, dans une tchaikhana (maison de thé) improvisée, comme j’en ai mangé il y a des années le long des pistes afghanes. Beaucoup de boutiques de la Jungle sont tenues par les Afghans, mais tous les Afghans, loin de là, n’y tiennent pas boutique. Si l’on poursuit sur le chemin sud, l’un des deux qui contournent le marais central, on passe petit à petit des Afghans aux Syriens, puis aux Erythréens et Ethiopiens. On peut voir dans ce secteur une étonnante église érythréenne de bois et de bâches et, presque en face, un bordel clandestin éthiopien (4 euros la pipe, 5 euros l’amour). Il y a aussi l’une des trois mosquées du site. Et une librairie où les migrants peuvent emprunter des livres en anglais, français ou d’autres langues. Au sud du site, on trouvera plutôt le coin des familles, et beaucoup de Kurdes.
Le chemin nord traverse d’abord un taudis de tentes misérables gorgées d’eau et jouxtant déchets, détritus, rats crevés. Beaucoup de Syriens, encore. On croise des hommes portant des palettes récupérées quelque part et qui serviront à tenter de surélever les abris de toile inondés. Une tente abandonnée, avec quelques hardes laissées à l’intérieur, indique que l’occupant a réussi à « passer »… Puis l’on arrive au « camp des containers », installé par l’association Vie active mandatée par l’Etat pour abriter 1 500 personnes. Ce camp installé sur une zone aplanie au bulldozer, dont on a chassé les tentes et leurs occupants, a commencé à accueillir en priorité les plus vulnérables, comme les gens avec enfants. Mais les migrants ont eu du mal à y aller, ils avaient peur d’y être fichés, puis embarqués, reconduits. Il reste encore 700 places vides, disponibles, alors que l’hiver glace les corps. Presque en face, plus haut, se trouvait un autre camp dans le camp, des alignements de tentes installées par la Sécurité civile pour abriter temporairement ceux qu’on avait chassés pour installer les containers…
Les conflits du bout du monde résistent au froid
Sur le flanc est, celui qui longe le chemin des dunes et les pavillons privés dont les propriétaires n’en peuvent plus, et où d’autres CRS patrouillent en permanence, c’est la grande zone des Soudanais, avec encore quelques Ethiopiens. Les Soudanais et les Afghans ne vivent pas à côté. Ils ne s’aiment pas et se battent régulièrement. Parfois, c’est entre Ethiopiens et Erythréens que ça dégénère. A Calais, les conflits de l’autre bout du monde résistent à la misère et au froid, et cherchent encore à s’exprimer dans ce cul-de sac. Une guerre vieille de trente-cinq ans comme celle d’Afghanistan côtoie une guerre de près de vingt-cinq ans comme celle du Soudan ou un conflit dévastateur vieux de cinq ans comme celui de Syrie. Les « printemps arabes » égyptiens ou libyens, ou l’éternel conflit kurde, qu’il soit de Turquie, d’Irak ou de Syrie, y résonnent également tout comme l’éclatement des Balkans dans les années 1990. A cela s’ajoute des trafics, nombreux, et des passeurs qui, la nuit venue, quand les humanitaires sont partis, deviennent les rois du camp. Il y a des règlements de compte et des armes, dans la Jungle. Et des incendies, accidentels ou criminels, qui parfois emportent tente ou cabane dans la nuit…
Au nord, pas loin du camp qui abritait les femmes avec enfants en attendant les containers, le Centre Jules-Ferry de l’association La Vie active, installé dos aux dunes, propose 2 000 repas par jour. A côté, le dispensaire de Médecins sans frontières fait dans la bobologie. On voit aussi une mosquée. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est rare que les 2 000 repas soit consommés. Parce que, par une sorte de miracle fragile et permanent, l’activité humanitaire délivre chaque jour suffisamment de nourriture diverse et variée pour que personne n’ait vraiment faim, dans la Jungle. A Calais, on peut y voir des bénévoles français, britanniques, européens, de toutes les associations caritatives imaginables y mener, dans une forme de foutoir général, le pire comme le meilleur de l’humanitaire. A côté de grandes ONG comme Solidarités international, Médecins sans frontières, Médecins du monde, qui mettent en place les mêmes programmes d’urgence qu’ils déploient dans des pays dévastés par la guerre ou les catastrophes naturelles, on trouve des associations comme la Vie active, mandatée par l’Etat, ou l’Auberge des migrants, débordée mais efficace, ou encore le Secours catholique et Emmaüs (que j’ai vu distribuer des meubles… qui ont servi, découpés, de bois de chauffage). A côté de ces structures, on trouve aussi des gens venus proposer des massages holistiques ou, des actions plus discutables encore, comme ces « free hugs » (gros câlins gratuits…) dispensés l’été dernier par des jeunes filles britanniques en short aux migrants afghans… Elles n’avaient pas compris pourquoi cela engendrait plus de tension que d’apaisement…
La Jungle est un corps culturel hétérogène : le rapport aux autres, à la femme par exemple, n’y est pas le même pour un Afghan arrivé il y a trois ou neuf mois, pour un Kurde plus habitué à côtoyer les femmes, pour un Syrien éduqué qui vivait en ville et venu il y a trois ans ou six semaines, pour un Iranien ou bien encore pour un Soudanais venu il y a deux ans ou un Ethiopien…
Des autorités paralysées par l’ombre planante du FN
On peut voir aussi des enfants patauger dans ce cloaque misérable, en tongs, au milieu du froid de l’hiver. Des enfants qui ne vont pas à l’école, alors que, selon les engagements internationaux ratifiés par la France et le préambule de la Constitution, tous les enfants mineurs présents sur le territoire français doivent être scolarisés sans condition de régularité de séjour de leurs parents ou de leurs responsables légaux… On vole l’enfance de ces enfants, et on leur vole aussi une partie de leur avenir. Pourquoi tant d’atermoiements ?
Jusqu’à ce que soit actée la décision d’installer le camp de containers et de relocaliser ailleurs toute la partie sud du site, les pouvoirs publics ont eu peur, à l’approche des élections régionales, paralysées par l’ombre planante du FN, qu’on puisse leur faire le reproche d’accueillir confortablement et durablement les migrants de la Jungle. Le minimum a donc été fait, pendant que les migrants, comme des mouches rendues folles derrière une vitre, se cognaient chaque jour avec les CRS, tentaient de passer à travers les grilles, sous les bâches des camions, sur les ferrys, et parfois, c’est vrai, s’en prenaient à des habitants de Calais ou aux riverains…
Pourtant, il faut le redire : les migrants de Calais, comme ceux du site de Grande-Synthe à Dunkerque, ne veulent pas, pour leur majorité, s’installer en France. Ils veulent passer au Royaume-Uni. Le Royaume-Uni n’en veut pas et nous a laissés avec cet abcès, ce point mort de l’humanité.
Il est vrai – et cela le sera de plus en plus – que nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde, qu’il est nécessaire de contrôler nos frontières, les arrivées sur notre sol, le flux des migrants. Calais, à ce titre, nous met devant le fait accompli et nous oblige à réagir et décider pour l’avenir. Mais, en dernière instance, ce lieu où des enfants, en France, pataugent dans la boue de l’hiver en raison souvent d’un conflit qui a éclaté ailleurs, parfois bien avant qu’ils soient nés, restera comme l’un des surgissements historiques de l’humanité complexe dans une société française qui s’est toujours rêvée hors d’atteinte.
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