Jünger est né à son destin d’homme et d’écrivain au milieu du carnage monstrueux et inédit du premier conflit mondial, où il s’est illustré par un comportement d’une intrépidité et d’un héroïsme exceptionnels. Cette guerre, comme l’a brillamment démontré l’historien italien Emilio Gentile dans L’Apocalypse de la modernité, a représenté la première grande crise interne de la modernité européenne qui allait devenir globale. Ainsi, l’extraordinaire épopée des progrès scientifiques et techniques du XIXe siècle allait-elle aboutir à une apocalypse sauvage. Comment donc penser la modernité après cette épreuve où elle avait révélé son envers démoniaque ? Voilà une question qui a souvent été éludée, mais à laquelle le héros militaire Ernst Jünger, qui n’avait jamais esquivé le danger sur le front, ne se déroba pas non plus en tant qu’écrivain.[access capability= »lire_inedits »]
Il faut bien reconnaître que les Français se sont essentiellement montrés manichéens sur la question du Progrès, toujours pensé dans des termes de guerre civile. L’atrocité de 1914-1918 sera vue chez nous, par les réactionnaires, comme une résultante du progrès technique ; par les progressistes, comme une résurgence de l’archaïsme guerrier. Outre-Rhin, en revanche, où l’unité nationale comme la modernisation se sont constituées en opposition à la suprématie culturelle française, le problème n’a pas été posé dans les mêmes termes. Chez Jünger, notamment, la guerre est admise comme une permanence de l’humanité qu’il serait absurde de vouloir esquiver. Et la forme qu’elle revêt, à l’instar du progrès technique, doit être admise, selon une morale nietzschéenne de l’amor fati : acceptation du destin qui réfute toute nostalgie. On trouve dans cette attitude, déjà, la vision « stéréoscopique » que cultivera l’écrivain : analyse froide du réel et recours au mythe éternel, évaluation clinique doublée d’une perception poétique. La modernité non pas comme une ligne droite mais comme le moment d’un cycle relié à un centre immuable. C’est cette vision que développera Spengler dans Le Déclin de l’Occident, totalement divergente de la dimension eschatologique ou catastrophique que les Français ont en général conférée à cette notion. Dans cette perspective, la modernité et la guerre se confondent dans un défi à relever. C’est pourquoi ne se manifestent, dans les premiers livres de Jünger, ni la haine de l’ennemi consubstantielle à la propagande patriotarde, ni la déploration pacifiste d’un Barbusse, ni la nostalgie lancinante de l’ancienne confrontation chevaleresque.
L’esprit de la chevalerie, Jünger le retrouve et l’exalte dans les premiers pilotes de chasse, et même s’il décrit sans fard l’horreur de la guerre de matériel, il lui paraît possible – et il le prouve – de transformer l’épreuve en ascèse, de vivre la guerre comme une « expérience intérieure » pour reprendre le titre d’un de ses livres les plus fascinants sur la question. En somme, la guerre, même moderne, permet le dépassement de soi, une vision qui tranche radicalement avec le leitmotiv du soldat comme simple chair à canon. Jünger l’élargira ensuite à sa vision de la société en général et à tout le processus de la modernité. Dans les années 1930, il lui paraît encore possible de dompter la Technique.
Ses analyses visionnaires sur la question, développées notamment dans Le Travailleur, auront une influence décisive sur les réflexions d’Heidegger. Mais ce volontarisme optimiste va achopper sur les événements qui bouleversent son pays avec l’arrivée des nazis au pouvoir. Dans une certaine mesure, Hitler et ses sbires appliquent une partie du « programme » de Jünger : référence aux chevaliers teutoniques et ultramodernité, performances scientifiques, industrielles, militaires, mobilisation totale, appel au relèvement et au dépassement sacrificiel de tout un peuple dans l’affirmation d’une redoutable volonté de puissance, synthèse de mythes et de technique : svastika plus blitzkrieg.
Aussi est-il assez compréhensible qu’on ait pu reprocher à Jünger, après 1945, d’avoir nourri l’atmosphère idéologique qui a favorisé l’accession d’Hitler au pouvoir, et cela en dépit de son opposition sans ambiguïté au régime et ses liens avec les conjurés lors de l’attentat raté contre Hitler. Jünger, au contraire, estime que le nazisme est responsable de la barbarisation progressive de l’homme par la modernité technicienne. Son optimisme est alors brisé : on ne domptera pas le monstre et c’est le centre éternel de l’homme qui est atteint par cette modernité. Il s’agira pour lui, dès lors, de résister à cette dévastation générale, résistance intérieure car il demeure sans illusion sur le fait de pouvoir renverser le processus à l’œuvre, processus dont le nazisme est l’avatar le plus dément. Cette position peut nous paraître dangereusement relativiste, mais elle s’entend dans la mesure où le nazisme fut bien davantage un futurisme bardé de breloques archaïques qu’une réaction.
Par conséquent, Jünger ne jouera pas une modernité contre une autre, comme il n’appellera jamais à la réaction politique, mais il s’attellera à définir un rapport à la modernité technicienne qui nous préserve de la déshumanisation, poursuivant après la chute du Troisième Reich la voie de l’émigration intérieure qu’il avait adoptée sous celui-ci. Renforcer l’intériorité manquante pour affronter le monde moderne sans s’y dissoudre : telle sera sa ligne de conduite.
Ses préoccupations radicalement écologiques, à la fin de sa longue existence, s’inscriront dans la même cohérence : éviter la destruction de la nature et de l’âme humaine par la modernité technicienne. À ultime défi, ultime héroïsme.[/access]
*Photo : ROTHERMEL/SIPA. 00260222_000001.
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