La première fois que je croisai Ernst Jünger (1895-1998), ce fut au détour d’une page jaunie du Questionnaire, l’ouvrage majeur d’Ernst von Salomon. L’auteur y décrivait un officier espiègle, qui pavoisait aux réceptions de l’ambassade soviétique à Berlin en traitant les dignitaires nazis de « vrais visages de sous-hommes ». Piqué par la curiosité, j’achetai et dévorai une bonne vingtaine de ses romans, journaux et chroniques, sans me douter qu’il ferait bientôt son retour sous les feux de l’actualité.
Aujourd’hui, paraissent en effet coup sur coup une biographie monumentale signée Julien Hervier, les Carnets de guerre inédits de 1914-1918 ainsi que ses Journaux de la période 1939-1948. Quinze ans après sa mort, Jünger gagnerait-il enfin ses galons d’écrivain fréquentable malgré la réputation sulfureuse d’Orages d’acier ?[access capability= »lire_inedits »] Comme tous les nationalistes allemands de l’entre-deux-guerres, il fut frappé d’opprobre en 1945, l’image du soldat de la Wehrmacht ayant occulté son hostilité au nazisme, aux yeux de ses détracteurs qui n’avaient sans doute pas pris la peine de lire Sur les falaises de marbre (1939), le grandiose conte philosophique que lui inspira son aversion pour l’hitlérisme. Disons-le tout net : Orages d’acier, son œuvre la plus célèbre, écrite à 19 ans au cœur des tranchées, n’exprime pas toute l’acuité du regard jungérien sur la guerre. La litanie des descriptions et l’incessant martèlement du feu de l’ennemi en font une longue ronde de nuit un tantinet poussive.
Pourtant, la haine n’a pas droit de cité chez Jünger. Il arrive même à l’engagé volontaire de fraterniser avec l’ennemi devant ce spectacle morbide où l’héroïsme le dispute à la barbarie. Vingt ans plus tard, le vétéran de 1914-1918 repart combattre pour un drapeau qui n’est plus le sien, poursuivi par le « sentiment que le monde est fait à l’image infâme des équarrissoirs » nazis. Méditant cette sentence de Léon Bloy, le Jünger de 1939-1945 fait le deuil des valeurs chevaleresques, s’indignant avec la même vigueur des bombardements alliés que des exactions allemandes, notamment contre les juifs. Il aura fallu une guerre d’extermination pour que le combattant cède la place au moraliste. À Paris, sous l’Occupation, il relit la Bible et oppose son stoïcisme d’aristocrate à la race des bourreaux : « Plus sacrée encore que la vie de l’homme doit être sa dignité. Le siècle de l’humanité est celui où les hommes sont devenus rares », note-t-il dans son Journal.
À la Libération, Jünger se retire du monde. La boutique obscure de ses pensées, ses longues heures de lecture, ses chasses aux insectes dans des contrées lointaines s’ancrent dans la « plus profonde des réalités, celle du rêve » voisin des Mille et une nuits. Tout le monde a « son » Jünger. De l’ultranationaliste des années 1920 au militant de l’Europe pacifiée aspirant à la spiritualité, la galerie de portraits est large. « Les œuvres […] mettent un bon moment à se dépouiller du temporel. Elles ont aussi leur purgatoire. Puis elles transcendent la critique », écrivait-il dans son Journal. Transcendante et universelle, son œuvre prodigue aux mécontemporains un salutaire antidote au nihilisme. Il s’en sera fallu de peu que Jünger traverse trois siècles ; mais de l’arrière-monde où il nous observe, ce chevalier défunt nous frappe encore de son épée étincelante.[/access]
*Photo : wikicommons.
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