Avec son nouveau roman Triangle à quatre, Matthieu Jung réussit à changer de style avec une comédie tout en creusant son sillon dramatique. Déroutant et enthousiasmant.
Il est difficile de parler de ce nouveau roman de Matthieu Jung sans évoquer son prédécesseur, le monumental Triomphe de Thomas Zins, cette plongée de 1 000 pages dans les structures du mal, dans ces poches de désillusion et de malheur qu’aménagent l’individualisme et le relativisme mêlés. Bernanos en Lorraine, dans les années 1980, ce n’est tous pas les jours sur les tables des librairies…
Comment enchaîner après un tel livre auquel l’écrivain a consacré six ans de sa vie ? En le prenant à contrepied, en publiant une sorte de comédie romantique déroutante qui lorgne vers Labiche, Marivaux ou même un certain cinéma grand public comme pouvaient le pratiquer parfois le maître Robert Zemeckis ou Richard Curtis par exemple. Jugez vous-même : après un AVC foudroyant, Elise perd son petit ami Ludovic avec lequel elle vivait une complicité unique. Le cœur du jeune décédé est transplanté chez un dénommé Eric, agent d’assurances. Elise croise sa route et se sent attirée par cet homme sans charme. Elle pense que tout s’explique par la présence de Ludovic en lui. La femme d’Eric s’en mêle car, dans ce genre, il faut un cocu. Les intermittences du cœur seront ensuite nombreuses, brusques et éprouvantes. Le tout dans un des quartiers les plus détestables de Paris : cet enchâssement des 14 et 15e arrondissements, à hauteur de la place d’Alésia et de la rue Raymond-Losserand, ces bouts de Norvège ou de Danemark qui flottent à la dérive dans la capitale.
La surprise passée, on est surtout tenté d’applaudir l’exercice de style : chapeau l’artiste ! Ce revirement à 360 degrés, ce n’est pas à la portée du premier venu. Mais ce jugement de « technicien » serait un peu court. Dès le début du livre, les phrases, les situations sont plombées par une gravité à peine audible et pourtant bien présente, comme dans les plans de La garçonnière de Billy Wilder. C’est sûr, la comédie ne fera pas long feu ici. Matthieu Jung sonde d’abord, avec un style d’une précision et d’une fluidité fascinantes, ce qui fait le mystère de toute relation amoureuse. Elise se trompe-t-elle vraiment ? Peut-on aimer autrement qu’en réanimant (transplantant ?) d’anciennes chimères ? Qui pourrait trancher ces questions sans jouer au cuistre… Jung évite ce piège, comme dans tous ses romans. Chez lui, seuls les personnages ont le droit d’exprimer leurs idées et, de cette comédie humaine, se dégage une morale. Seule l’action décide et tranche.
Un art subtil qui se fonde sur le don de l’auteur pour la création de personnages, tous complexes, crédibles, prenants même s’il s’agit d’une épouse trompée ou d’un pauvre gars amoureux d’une fille trop belle pour lui. Matthieu Jung se glisse dans leurs pas pour finir par aborder, grâce à eux et non sur leur dos, des questions plus profondes. Notre époque, toute à son hubris, désolidarise les cœurs des corps au nom du bien. Que pouvons-nous espérer de ce jeu de Meccano ? Quel salut possible quand le corps mort n’est plus sacré ? Quel sera le stade d’après dans cette humanité incapable de faire le lien entre sa tristesse et son progrès ? Et, sincèrement, ne ferait-on pas moins le malin avec nos grandes questions d’imprécateur si nous étions dans la peau d’Eric, le transplanté, miraculé qui se donne à une passion dévastatrice ? On comprend alors que Triangle à quatre n’est pas forcément l’exact opposé du Triomphe de Thomas Zins. La chute de Thomas devait elle aussi beaucoup à l’air du temps, à l’effritement du socle traditionnel qui, peu à peu, disparaissait pour laisser les parents comme les enfants tomber dans le vide. Jung s’y entend quand il s’agit de placer les générations les unes face aux autres et décrire, à travers elles, ce qui a été perdu avec les années. L’une des meilleures scènes du Triomphe de Thomas Zins se déroulait lors d’un repas de famille. Un moment inoubliable de tension et de gêne. Dans Triangle à quatre, c’est la visite d’Eric à ses parents et une partie de chasse avec le père qui restent longtemps en mémoire. Certains passages des deux livres se superposent ainsi pour finir par créer une étrange harmonique. Le dernier en date provient du précédent (sans rivaliser avec lui, bien sûr). Cette généalogie signe sans doute ce que l’on appelle une oeuvre.
Finalement, la vérité sortira de la bouche d’une pute bulgare : « Vous (NDR : les Français) vous croyez très libres, mais juste votre chaîne, elle est plus longue, alors vous la sentez pas qui tire le cou, c’est tout ! » Si l’on ajoute à cela des scènes érotiques très réussies (écueil généralement fatal en littérature), on bute de nouveau sur quelques questions : quel sera le prochain contrepied de Jung ? Et, surtout, combien de temps faudra-t-il pour qu’un tel romancier soit placé à sa juste place, c’est-a-dire au-dessus du lot ?
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