Coup de projecteur sur ce styliste en pantoufles, aussi impérial dans le drame que dans le nanar
Nous ne sommes plus habitués à de tels profils. Le grand écart permanent. Gaudriole un jour, introspection le lendemain. La spécialisation a tué le cinéma français, chaque acteur endosse aujourd’hui un rôle défini, balisé et étiqueté, et ne s’avise pas de marcher hors des clous. Peur de la patrouille, de la comédie salissante, d’une critique sociétale pesante, d’une volte-face qui entacherait une image patiemment construite. Ce ne sont plus des acteurs mais des maçons. Alors, on cachetonne, on simulacre, on sonne creux et on finit par ennuyer les spectateurs.
Un acteur magistral
Tout ça manque cruellement d’audace, d’incarnation, de folie, de charisme, d’un humour brisé, d’une diction sacerdotale, d’une forme d’élévation qui nous envahit de tristesse et de bonheur, la frontière avec les grands interprètes est souvent floue. Marécageuse, même. Sommes-nous dans la farce ou la tragédie ? Avec Julien Guiomar (1928 -2010), il est difficile de se prononcer. Il a les attributs d’un comique éruptif, tout en componction et en dérision, et cependant, on regarde chacune de ses apparitions comme une partition autonome. Un numéro de soliste qui ne jure pas avec la mise en scène générale : ce professionnel se fond dans le décor. N’empêche qu’il utilise ses propres répliques pour en faire des morceaux de bravoure, dans l’excès ou l’apitoiement, dans la veulerie ou l’effacement ; il est magistral. On ne voit plus que lui, chez Costa-Gavras ou Zidi. Il éclipse ses partenaires, même lorsque ces derniers s’appellent Delon ou Belmondo. Il dérègle la mire. Le rire est bien là, ample et fantaisiste, toutefois le vacarme de l’homme misérable sourd dans chaque mot prononcé, sa parole contrairement à celle des hommes politiques est soutenue, musicale, imagée, pleine d’effroi et de promesses.
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Avant de promener sa carcasse de dentiste de province, ses costumes à carreaux et cette voix d’outre-tombe dans les nanars des années 1970, il fit ses armes au TNP chez Vilar, le Sétois, dans l’exigence des mots et l’intimité des grands textes. Encore avant, il traînait « ses guêtres » dans le Saint-Germain-des-Prés originel au tout début des années 1950 avec son camarade Georges Wilson qui le raconte dans ses souvenirs (Le fil d’or) parus chez Fayard en 2007. Guiomar est partout crédible, en patron tyrannique, en cuistot désinvolte, en nobliau détestable, en flic dépassé ou en escroc chaplinesque. Ce magnifique ermite ne perd jamais sa dignité, ni son aplomb, qu’il fréquente Alice Sapritch, Aldo Maccione, Charles Gérard ou Jean Carmet ; il est souverain dans la curée et dans la risée. Quand il lit Céline, les fantômes du reclus de Meudon dansent devant nos yeux et quand il se chamaille avec Mireille Darc dans l’inénarrable « Les Ringards »[1], on jubile tellement c’est con. Dans la pitrerie la plus innommable, là où le scénario tangue et le public tourne de l’œil, il demeure impérial. D’une sincérité d’anachorète.
Inoubliable commissaire dans « Les Ripoux »
Toute sa vie, il aura alterné les genres, des planches aux plateaux, avec quelques incursions à la télévision, notamment dans un « Bouvard et Pécuchet » en compagnie de Paul Crauchet. Il doit surtout sa popularité immense à son personnage de Tricatel, l’homme qui sert de l’essence en guide d’apéritif et dore ses poulets industriels en cabine de peinture dans « L’aile ou la cuisse ». Duchemin (Louis de Funès) dans un numéro de dégustation œnologique d’anthologie n’arrive pas vraiment à lui voler la vedette. Ces deux-là s’harmonisent à merveille. Moins de dix ans plus tard, en 1984, dans « Les Ripoux », son rôle de commissaire de police sniffeur et enrhumé, lui attire la sympathie d’une nouvelle génération. Philippe Noiret lui concoctant dans son dos un spray nasal très spécial fut l’un des gags les plus appréciés de la décennie dans les cours de récréation. Mais là où le Morlaisien de naissance disparu en Dordogne exerce son talent avec le plus de brio et de féérie, c’est chez Philippe de Broca dans « Le Roi de cœur » et encore plus dans « L’Incorrigible ». Il touche au génie neurasthénique (Camille) dans sa robe de chambre, abandonné dans une roulotte attendant la marée, face à un Jean-Paul (Victor), pétulant et inconséquent. « J’absoudrai un étranger de me sortir un tel sophisme, mais toi, toi le compagnon de l’ermite, le témoin du sage, toi qui aurais pu être mon disciple si tu n’étais pas fantasme et courant d’air […] Freddy, Mauricette, Totor, Juju, tes relations sont à ton image de ta vie, navrante et vaine » lui dit-il. Le Français peut se rhabiller. On a coutume d’affirmer que Bernard Blier était le plus à même de débiter les dialogues d’Audiard, je crois sincèrement que Guiomar le surpasse. « Faut s’emmerder Victor si on veut faire durer le temps ! ».
[1] Relire https://www.causeur.fr/les-marottes-de-monsieur-nostalgie-272647
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