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Julien Green, esthète des pissotières

L'écrivain qui se livre


Julien Green, esthète des pissotières
Julien Green (c) Louis Monier/Rda/Leemage

Dans son Journal posthume, Julien Green (1900-1998) se livre sans complaisance, aussi obsédé que désespéré. L’écrivain raconte ses chasses aux garçons dans les bas fonds parisiens avec une sincérité désarmante.


Je l’avoue, ma vue se brouille en lisant le Journal intégral de Julien Green, journal posthume que j’attendais depuis si longtemps et que lui-même tenait absolument à livrer aux lecteurs. Ma vue se brouille aussi parce que je me souviens des après-midi passées dans son cossu appartement de la rue Vaneau et parce qu’aucun écrivain n’a autant compté pour moi dans ma jeunesse. Oui, ce journal, c’est un peu le monde d’hier, tel que Stefan Zweig l’a décrit pour évoquer Vienne à l’heure de sa gloire. Ma vue se brouille enfin parce qu’un homme se livre sans complaisance tel qu’il était, obsédé sexuel certes, mais également totalement dépourvu de vanité, parfois désespéré et le plus souvent d’une sincérité désarmante, comme si seule la confession de ses nuits de débauche le préservait de la démence.

Souvenirs souvenirs…

Oui, c’est avec cet homme qu’en fin d’après-midi je faisais mes courses chez Vigneau-Desmarest, épicerie de luxe, rue de Sèvres. Elle a été remplacée par un Franprix, ce qui en dit long sur le déclin de la France. Julien Green avait l’allure d’un évêque anglican et rien ne laissait soupçonner que cette gloire des lettres françaises, au même titre que Gide, partait la nuit à la chasse aux garçons avec une frénésie admirablement restituée dans ce journal. « Tout bien considéré, écrit-il, un beau garçon de quinze ans me paraît plus désirable que tout au monde. » Parlant de la médiocrité des écrivains français, il note ironiquement que la plupart ont l’horizon bouché par le dôme de l’Institut et d’autres, Gide notamment, par une simple pissotière, ce qui au fond est peut-être plus honorable.

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Gide lui conseille d’ailleurs d’écrire le récit d’un chercheur d’aventures nocturnes dans le Paris de leur époque. « Sans doute, ajoute Gide, vous abandonnerez une gloire certaine et de faciles triomphes, mais cette gloire et ces triomphes seraient de mauvais aloi, alors que… » Green lui répond qu’il n’a pas besoin de ces encouragements pour le stimuler et qu’il fera ce que son instinct lui dictera. Il l’a fait et il faudrait être bien hypocrite et conventionnel – et ne rien comprendre à la littérature de surcroît – pour ne pas saluer son exploit. Rien n’est plus beau qu’un homme dans sa nudité.

Aucun détail des dérives sexuelles de l’auteur n’est esquivé

Je me souviens qu’un jour où nous parlions de littérature, Julien Green se demanda pourquoi les romanciers français étaient généralement si consternants. « Je me demande si ce n’est pas parce qu’ils sont trop intelligents, trop rationnels. Les chefs-d’œuvre ne naissent que dans un état d’hallucination. La littérature devrait être réservée aux malades mentaux. » Il ne cachait pas son admiration pour Joyce. En revanche, il n’avait jamais lu Kafka. Il le gardait pour sa vieillesse. Il me confia aussi que Freud l’avait aidé à sortir de son chaos intérieur et fut très intéressé quand je lui appris que Mélanie Klein lui avait consacré une étude substantielle, le concept d’identification projective, dans Envie et Gratitude. Elle considérait son roman Si j’étais vous comme un chef-d’œuvre de psychologie clinique, ce qui avait ravi Green, dont le premier texte, alors qu’il était encore étudiant, s’intitulait précisément L’Apprenti psychiatre. Il m’avait également raconté qu’en compagnie d’Edmond Jaloux et de Jean Cassou, il avait suivi une conférence de Carl-Gustav Jung sur l’inconscient collectif. Il avait été tellement ébloui qu’il avait demandé à Jung s’il reviendrait à Paris. Ce dernier avait secoué la tête et avec un sourire féroce lui avait répondu : « Non ! Paris est une ville trop frivole, la psychanalyse n’y sera jamais prise au sérieux. » Cet homme avait un don de divination.

Au café, après la conférence de Jung, Jean Cassou parla des conclusions de Freud, conclusions des plus pessimistes. L’homme veut la mort. Pourquoi ? Parce que c’est le but de la nature de le faire mourir. Il règle sa vie en vue de la mort, il y pense sans cesse. Cassou voit ce désir obscur de la mort dans la joie du moment où nous nous endormons, dans la tristesse du réveil. Et Julien Green ajoute : « Et sans doute dans le plaisir de se droguer, voire dans l’amour. » Nous ne sommes pas loin du « Traité du désespoir » qu’il projetait d’écrire à 18 ans. Sans vouloir la ramener, je pensais de même. D’où la fascination qu’il exerçait sur moi. Dans ce « Traité du désespoir », il relevait que déjà sa destinée était tracée. Pour tout homme, la vie est jouée à dix ans dans le secret de son cœur. Et comme Swift, il pensait chaque minute à la mort. Ce perpétuel vertige nous apporte infiniment plus que toute philosophie. Et il est certain que le sexe est le seul moyen de nous maintenir en vie. Même s’il est parfois bon de se révolter contre le désir qui nous emporte. C’est ce combat constant entre la chair et l’esprit qui rend ce journal intime si singulier. D’autant qu’aucun détail des dérives sexuelles de l’auteur n’est esquivé. À ce titre, je rejoins mon ami Patrick Mandon qui voit dans ce journal l’événement de l’année, et peut-être de la décennie.

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Novembre 2019 - Causeur #73

Article extrait du Magazine Causeur




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