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Julien Gracq, le chant du cygne français


Julien Gracq, le chant du cygne français
D.R.

Julien Gracq

Lorsque Julien Gracq s’éteint dans cette France sans pensée, sans style, sans arts, sans élégance et sans avenir, ce n’est pas seulement un grand écrivain qui meurt, car un grand écrivain ne meurt assurément pas, mais à travers la disparition de ce seul et dernier symbole physique qui pouvait encore nous faire accroire que la déperdition générale était exorable, c’est la mort intégrale du génie littéraire d’un pays qui résonne comme un glas n’ouvrant sur aucun au-delà derrière la masse de ses fontes. La littérature française, en perdant loin du lourd fatras de ses écrivants son ultime écrivain, devrait y gagner au moins désormais la conscience de son guenilleux état, car Gracq a vécu suffisamment longtemps pour que nous pussions apprécier combien il n’avait point non pas de disciples ou de continuateurs, ce qui en littérature n’a que peu de sens, mais de successeurs. Les successeurs sont ceux qui prennent le feu pour, en eux, le porter ailleurs : de ceux-là, point. Qu’on ne les cherche pas, car ils ne sont pas. Que celui qui en a cru découvrir dans les cheptels existants prenne effroi de son erreur et qu’il compare ces braves bigorneaux au premier nom véritablement propre : un engouement passager pour tel que l’on sait déjà plumitif éphémère ne résiste pas au moindre des regards sur l’histoire. Pour trouver aujourd’hui un génie nul autre choix que de le patiemment devenir car les précédentes générations n’ont rien produit, et ce sont justement elles qui tiennent entre leurs jaloux et manutentionneux moignons une définition de la littérature en qui rien de décisif ne saurait jamais pénétrer.

Mais combien autour de nous se crèvent effrénément le tympan afin de ne pas entendre, et répètent avec un air de conquérant qu’en tout temps l’on proclamait déjà la mort de la littérature… Et combien parmi eux se sont par là initiés convergeamment à un opiniâtre strabisme au point de ne se satisfaire qu’une fois collectivement mués en cyclopes borgnes… Tous les temps craignirent il est vrai les avant-gardes, et d’infatigables conservatismes existèrent, mais il n’y eut assurément aucun temps où, tandis que l’évidente et déferlante cacolalie triomphait en satellisant même le bon sens traditionaliste, le seul refrain controuvé par les patriotes de la sottise fut de chanter que tous les temps se plaignaient déjà. Quand les autres temps larmoyaient, ils déploraient les hardiesses qui prenaient des libertés au nom d’un patrimoine que l’on défendait, et c’étaient précisément ceux qui défendaient qui également  déploraient ; le revendicatif combattait pour une idée de la littérature qu’il incarnait et dont il campait l’héritage. C’était devant cette arrière-garde honorable que l’avant-garde courait, elle courait plus vite que la première, d’où les essoufflements de celle-ci ; mais tout cela n’était qu’une seule armée en marche, belle et unie : en dépit des heurts dans les manœuvres, elle était une à l’heure de la victoire, à l’heure du chef d’œuvre, une au moment où il s’agissait d’entrer dans l’éternité.

Quand l’arrière-garde qui est la littérature d’une époque, gémit aux mouvements trop hâtifs de l’avant-garde qui est sa jeune vitalité, c’est qu’au sein de la même élasticité il y a dynamique d’un côté et tenue de l’autre, les deux côtés participant au même mouvement d’ensemble, les deux pôles marchant de concert, la basse fondamentale servant d’appui aux volubilis de la mélodie. Mais lorsque aujourd’hui l’outre-moderne imbécile vous explique avec l’imperturbabilité qui le caractérise, qu’à toute époque on proclamait la mort de la littérature – cherchant ainsi pour se rassurer à souligner la banalité de notre déchéance –, il oublie d’une part qu’aucune époque ne faisait spontanément la réponse qu’il fait lui-même lorsqu’on émet ce constat devant lui, il oublie qu’aucune époque n’était acculée à cet argument creux car son actualité avait toujours quelques grands noms à fournir immédiatement sans faire craindre le ridicule à qui les prononçait, ce qui fait précisément défaut à la nôtre depuis la mort de Julien Gracq. L’outre-moderne omet d’autre part que le mouvement de mutuelle mise en cause de l’arrière- et de l’avant-gardes supposait évidemment et au moins l’existence de chacune. Or il n’y a pas plus aujourd’hui d’arrière-garde critique que d’avant-garde iconoclaste pour la simple raison que celle-ci ne pourrait plus rien briser étant donné son état d’ignorance générale de toute forme de culture ou d’histoire – la matière manque à son néant –, et que celle-là est désormais arrêtée à un point fixe de l’histoire, puisque l’histoire de la littérature française s’est figée jusqu’à nouvel ordre et que son patrimoine est en attente d’enrichissement depuis un demi-siècle, depuis Beckett, Green, Simon et Gracq. La littérature française, participant depuis longtemps à l’histoire, vit fixe dans une éternité qui rendrait absurde qu’elle se commît avec la navrante bassesse de ces productions contemporaines qui ont pour seul mérite de ne pas exister.

[…]

Placé face au vide de la vie contemporaine, le déchéant d’aujourd’hui, qui a tant intérêt à s’entendre dire que son monde est habité de tant de beautés et d’avenirs, éprouve peine à admettre qu’il est entouré de ce néant de civilisation qu’il ne connaît que trop et qu’il tente de conjurer en le rendant bruyant. La littérature ne le concerne en rien, mais il se prononce sur elle : il lui faut des génies donc il y en a, même si ceux qu’il désigne sont d’évidents impéritieux pour tout homme digne du cerveau qu’il porte.

Une terre de civilisation est une terre tendue vers des buts transcendants ; ce qui fait une civilisation, c’est la place qu’un peuple accorde au génie. Lorsqu’en un endroit du monde, quelqu’un pense ou agit comme s’il suffisait d’être soi-même pour avoir quelque chose à dire, c’est une défaite pour l’art et la pensée, car l’art et la pensée ne s’adressent qu’à ceux qui vont par-delà eux-mêmes recevoir le Sens. Le génie devrait être le pain quotidien de chacun qui est intéressé à vivre en homme, non que tous soient appelés à en être, mais tous sont appelés à recevoir la supériorité de l’Essence à qui le génie donne sa vie, donc à recevoir aussi quelque chose de cet homme qui donne tant pour rayonner ce qui est. La mort du génie n’existe pas, quand bien même ces lecteurs auraient disparu ou n’auraient jamais été ; et le décès de l’homme ne devrait simplement fournir ici qu’occasion de rappeler quelques immuables raisons de lire ou de relire l’œuvre du génie. Mais pour une fois tout change, et il ne faut désormais parler que de cela, le décès de Julien Gracq, car l’événement rappelle l’incontournable réalité d’une considérable inflexion historique pour notre littérature, celle qui montra la mort de celle-ci depuis qu’elle renonça simplement à l’ambition d’être, depuis qu’elle cessa de vouloir être ce qu’elle est, car la littérature ne porte son nom que lorsqu’elle décide, en un auteur, d’être plus que son auteur, dans la gangue libératrice et universelle d’une langue infinie.

Avant de refuser la moindre compromission avec le Prix Congourre, l’auteur du Rivage des Syrtes avait publié un audacieux pamphlet. « Depuis vingt-cinq ans, ajoutait-il vingt-cinq ans plus tard en des lignes que les nécrologies n’ont pas relevées, les très grands noms de la peinture et de la littérature s’en vont l’un après l’autre, non pas, on dirait, comme se renouvellerait une académie idéale, non pas pour laisser la place à des illustrations plus jeunes et plus fringantes, mais plutôt comme on coche, année après année, les noms dans une promotion exceptionnelle et fermée« . Julien Gracq avait su sentir que s’amorçait ce global pourrissement des œuvres littéraires à l’époque où l’inaltérable sienne triomphait et s’imposait comme ce qui allait être, nous le savons désormais, le chant du cygne français. Il fut pendant sa longue vie ce chant, il fut pour longtemps le dernier génie de notre langue disparue – paradoxal, ultime et précieux témoignage non plus d’une victoire de nos lettres mais de ce qu’elles perdent inéluctablement dans leur défaite inscrupuleuse.

Le 22 décembre 2007, jour de la mort de Julien Gracq
Retrouvez l’ensemble de ce texte dans : Maxence Caron, Pages – le Sens, la musique et les mots, copyright Editions Séguier, 2009.

Pages : Le Sens, la musique et les mots

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Né en 1976, lauréat de l’Académie française, agrégé de philosophie, docteur ès lettres, Maxence Caron est auteur d’une douzaine d’ouvrages de littérature, de philosophie ou de musicologie.

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