Jules Matton réussit parfaitement le roman d’apprentissage d’un naïf dans le Paris des années 2020.
Je ne lis jamais les livres de mes amis. Cela me permet de mieux en parler, et surtout de rester ami avec eux. Alors pourquoi me suis-je aventuré à lire Gaspard de Jules Matton qui vient de paraître aux Editions Leo Scheer ? Car Jules Matton n’a pas écrit un livre, encore moins une histoire, mais notre album de famille. Un bon livre est un miroir qui nous renvoie notre propre image: on n’y trouve que ce qu’on y apporte. De Gaspard, je ne retiens que l’écho intime qu’il éveille en moi: les pages où je me reconnais et qui parlent à mon cœur.
On a tous quelque chose de Gaspard
Le héros, Gaspard, rate son train pour Lisieux et décide de s’aventurer dans Paris. Il n’est pas aussi désespéré que le Gilles de Drieu, pas aussi ambitieux que Lucien de Rubempré, pas aussi fiévreux que Julien Sorel: au fond il n’est pas grand-chose, et en cela il me ressemble. Il conjugue au futur simple des ambitions déraisonnables, a des regards de conquérant sur les brasseries de Montparnasse dont les néons éclaboussent la nuit, et ne doute pas d’avoir du destin dans sa besace.
On a tous quelque chose de Gaspard, tous ceux qui ont brûlé leur premier roman, ceux qui ont triché sur leur âge ou leur passé, ceux dont l’orgueil asséchait les pleurs, ceux qui ont changé leur nom, ravalé leur accent, renié leurs origines, juste pour voir briller un soir leur nom d’emprunt en haut de l’affiche. Gaspard comprendra trop tard que grandir, c’est surtout devoir ramasser un glaive et livrer bataille.
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Jules Matton dit de notre héros qu’il a «l’enthousiasme de ceux qui, ayant plus lu que vécu, ont la tête pleine de personnages idéalisés au fil des temps sans nuances de l’adolescence ». Ces personnages seront Gabriel Matzneff, Frédéric Taddeï, Éric Zemmour, François Boulo ou Jérôme Rodrigues. Il découvre ce qu’Hervé Vilard avait joliment appelé «le bal des papillons» : les hommes que rien n’impressionne mais qui impressionnent à coup sûr, les plaisirs qu’on épuise avant qu’ils ne nous épuisent et les endroits où l’on se rencontre à quelques-uns sans jamais se donner rendez-vous.
Souvenir de Matzneff
Parfois, Jules Matton raconte même des scènes que j’ai vécues. Page 222, Gaspard croise Gabriel Matzneff dans un hôpital ; ce dernier se lève, et, la gorge nouée, lui lit la dernière lettre de Vanessa Springora. Gaspard, c’était moi, et l’hôpital, mon appartement. J’avais 20 ans, de grandes irrésolutions, des impatiences qui me chahutaient et l’ombre portée d’une espérance qui m’accompagnait. J’avais entendu parler enfant de Gabriel Matzneff comme d’un Russe blanc en exil, en exil en France, et en exil tout court.
Je savais qu’il avait dispersé les cendres de Montherlant sur le forum, et qu’à la piscine Deligny, il était le plus beau, avec son crâne de samouraï et son corps de lézard. Il publiait chez Gallimard, beaucoup le croyaient mort, et quand je le reçus dans mon appartement de la rue Jacob, et que je le filmai, avec une caméra d’il y a cinquante ans, lire une lettre debout, je me dis qu’il y aurait au grand maximum dix personnes qui tomberaient sur cette vidéo dans les tréfonds d’Internet… Deux jours plus tard éclata ce qu’on appela «l’affaire Matzneff », ma mère était à Genève et elle vit mon pauvre film sur l’écran géant de la gare: je devenais une star et comprenais trop tard que la célébrité n’est que le deuil éclatant du bonheur.
Gaspard de Jules Matton demeure pourtant une fiction, mais une fiction qu’il faut reconnaître pour ce qu’elle est : une construction hypothétique qui nous est indispensable pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de nos existences. Gaspard n’est pas un livre drôle à la manière de ces comiques de France Inter qui me font pleurer d’ennui quand je les reçois dans mon émission, ni à la manière des petits dictateurs du ricanement qui coupent la tête de ceux qui ne s’esclaffent pas. Il est drôle parce que la conception de la vie qu’il porte est fondamentalement burlesque.
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Gaspard est un naïf qui sourit, qui sourit des dogmatismes et de cette raideur mécanique qui selon Bergson provoque le rire. Il sourit des importants, des arrogants, des fâcheux, et des sentencieux. Il passe sans aigreur de l’humour à l’ironie pour signifier qu’il n’est dupe de rien, d’aucune hiérarchie et d’aucune idéologie. J’ai toujours pensé qu’il n’y a qu’un seul grand combat: celui des esprits sérieux contre les esprits ludiques, le grand combat du sens contre la dérision anarchiste. Gaspard est assurément du second camp. Puisque un faisceau de hasards l’a lâché dans l’existence en le privant de destin comme on prive un gosse de dessert, alors autant qu’il s’amuse de tout et de rien.
Jules Matton a commencé musicien, il est maintenant écrivain, il finira sans doute humoriste. Tout écrivain devrait finir humoriste: l’heure arrive inéluctablement où nous ne sommes plus capables de prendre nos balbutiements au sérieux, où nos voluptés, nos élans, nos passions, nous semblent grotesques et où le grotesque nous semble plaisant. Sans doute revenu de tout sans être allé nulle part, Jules Matton a pigé, contre-pigé, fait le tour de Paris en 250 pages et compris l’absurdité de celui-ci.
Le burlesque climatisé
Lecteurs de Causeur, je pourrai finalement vous convaincre de lire Gaspard en vous disant qu’il est le fils caché et illégitime de Philippe Muray et d’Elisabeth Lévy. Comme Voltaire au pays de Pangloss, il est un extraterrestre dans le monde moderne. S’il est dans ce monde, il n’est pas de ce monde: c’est un enfant des décadents du XIXème, des non-conformistes des années 30, des catholiques sociaux, et des hussards. Il est exilé d’un royaume dont la souveraineté relève de la poésie.
Parce que le monde est climatisé – l’espace comme le langage – il y attrape des rhumes et ses éternuements donnent des lignes magnifiques. Il ne supporte à la limite du monde moderne que les engins qui permettent de le fuir, ou l’art abstrait, le sport et le rock qui le tournent en ivresse. Face à lui, la modernité est un surf sur les lames du paraître, un jerk halluciné sur les pistes de l’instant. Pas l’instant de grâce qui rassemble, commémore ou suggère. L’instant qui efface. L’éponge du néant. Le primat de l’innovation qui impose le vertige d’une toupie en état de rotation. Gaspard ne va sans doute pas très bien mais il est détaché des sirènes de l’époque et il croit encore à des absolus: l’amitié, l’amour et la beauté. Ses points d’appui sont immémoriaux et pour ainsi dire anthropologiques: l’histoire au long cours de notre vieux pays, et des nuits de l’esprit. Là où l’on veut lui faire croire que tout est dans tout, tout est relatif, tout est art, il esquisse un sourire tendre…
Si je devais finir par un conseil, je lui dirais celui que donne Woody Allen au héros de Minuit à Paris qui cherche sans fin à remonter le temps, et qui a été si bien formulé par Philippe Muray « tout a toujours été irrespirable ».
Gaspard de Jules Matton (Léo Scheer)
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