Manon n’a pas de chance. En mars 2020, après une unique représentation, le confinement a raison du plus célèbre ouvrage lyrique de Massenet, donné à l’Opéra Bastille. Las, nouveau coup du sort en 2022, Joshua Guerrero, qui devait camper le Chevalier des Grieux, s’est chopé le covid. La contagion menace ; le spectacle est repoussé, par deux fois. Manon résiste, quant à elle, chantée à toutes les dates par la fiévreuse soprano américaine Ailyn Pérez. Les remplaçants successifs du ténor américain, Dieu merci, ne sont pas des seconds couteaux : Roberto Alagna, légende vivante quoique plus de toute première jeunesse, avantagé par un costume enfilé maintes fois; le brésilien Atalla Ayan, qui assurait la première, in fine, vendredi dernier ; et surtout, très attendu, pour le coup, sur le plateau de l’Opéra-Bastille pour les deux dernières représentations ( les 23 et 26 février), le ténor franco-suisse âgé de 26 ans Benjamin Bernheim, au phrasé impeccable et au timbre souverain, et qui triomphe au même moment pour la seconde fois à Bordeaux, dans le rôle-titre de l’ultime – et sublime – opéra de Massenet, Werther. Autant dire que le bon Jules est à l’honneur cette année sur la scène lyrique.
Manon est dans l’air du temps
Sous un titre à rallonge : Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, le texte de l’abbé Prévost (1697-1763), à l’origine enchâssé dans un récit choral, ne constituait que le dernier volume de prétendues Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, tout à fait fictives. Achevé en 1884 pour l’Opéra-Comique, le Manon de Jules Massenet, juste avant l’apothéose de Werther (créé à Vienne en 1892 mais commencé d’écrire dès 1885), mérite d’être replacé dans la longue suite d’adaptations dont Manon, archétype de la courtisane et fille publique avant la lettre, incarne la fortune inépuisable, dans la lignée d’une Carmen ou d’une Violetta sous le double sceau de Bizet et de Verdi. A l’heure de la « parole libérée », Manon est plus que jamais dans l’air du temps.
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Auber, aujourd’hui plus connu par le nom de sa station de métro que par la survie de ses partitions, s’était déjà fendu d’une transposition lyrique, sur un livret d’Eugène Scribe (encore un nom de rue), en 1856. Massenet, lui, s’assure le concourt des deux librettistes star de l’époque, Henri Meilhac et Philippe Gilles. On doit à ce duo quelques rimes immortelles, du genre : « Autour de moi tout doit fleurir/ Je vais à tout ce qui m’attire/ Et si Manon devait jamais mourir/ Ce serait mes amis dans un éclat de rire »… En 1892, légitimement soucieux de se démarquer de son prestigieux aîné, le jeune Puccini s’y mettra à son tour, avec un Manon Lescaut, son troisième opéra, œuvre musicalement admirable ; l’excellent Reynaldo Hahn trouvera quant à lui, dans une Manon, fille galante (sic), en 1924, matière à inspiration. Avant que le septième art ne s’empare du sujet outre-Rhin dès 1925, sous l’objectif d’Artur Robison, avec Marlene Dietrich dans le rôle-titre, puis sous les auspices d’Henri-Georges Clouzot en 1948, et enfin par le talent plus daté de Jean Aurel, avec une Manon 70 campée par Catherine Deneuve… Sans compter, du Japon au Venezuela en passant par les Etats-Unis, cinq ou six autres longs métrages à l’estampille de « Manon » … Fascinante postérité cosmopolite du roman-mémoire le plus universellement célèbre du XVIIIème siècle français !
On a longtemps cru Massenet démodé
Massenet, pour en revenir à lui, s’il n’est pas un grand inventeur de formes, reste un mélodiste incomparable. Un temps, la modernité l’avait cru démodé, ne voyant dans sa suavité, dans l’onctuosité sans pareil de ses morceaux de bravoure, que la floraison tardive de l’académisme romantique, sous l’espèce de recettes faciles, propres à un «opéra-de-papa » immanquablement voué à l’oubli. Or tout l’inverse s’est produit : Manon est, par excellence, l’opéra plébiscité par le public.
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Il l’est une nouvelle fois, sans surprise, sous la baguette du jeune chef américain James Gaffigan, dans une mise en scène signée Vincent Huguet, émule de Patrice Chéreau puis de Peter Sellars, à qui l’institution parisienne, on s’en souvient, avait confié le gala célébrant son 350ème anniversaire, en 2018. Certes il ne vient plus à l’idée de personne de défendre mordicus les approches littérales en matière d’opéra. Le parti de transposer l’action dans l’entre-deux guerres soumet néanmoins le livret à une lecture idéologique convenue et quelque peu racoleuse, sacrifiant à des anachronismes entachés de trivialité. Le décor d’ouverture ? Manifestement inspiré par l’architecture du Palais d’Iéna, l’actuel Conseil économique et social construit en 1937 par Auguste Perret, avec ses colonnes en béton, et par l’esthétique du Palais de Tokyo… L’église Saint-Sulpice du troisième acte s’agrège, plus étrangement, au patrimoine pictural du XIXème siècle, avec les symétriques reproductions XXL, en fond de scène, des deux célèbres toiles de Delacroix, La lutte avec l’ange, et Héliodore chassé du Temple, qui décorent l’édifice de façon beaucoup plus discrète. Pourquoi pas ? Plus discutable encore, l’idée d’annexer Manon à la célébration de Joséphine Baker. N’hésitant pas à incruster, devant le rideau de scène, un interlude musical millésimé 1934 (rien à voir avec Massenet, donc !), sous la signature d’un certain Van Parys pour la composition, morceau exhumé de Zouzou, un film interprété par la nouvelle venue de notre Panthéon. A la limite, l’intention pouvait se comprendre lorsque Manon, il y a deux ans, épousait les traits de l’excellente soprano noire sud-africaine Pretty Yende. Selon la même logique de mise en abyme, la fête du Cours-la-Reine, agrémentée par les soins de Massenet d’un menuet et d’une gavotte, délicieux pastiches, (premier tableau de l’acte III) se voit, pour le coup, déplacée – à tous les sens du terme – du côté de Charles de Beistegui, ce roi de la Cafe society qui donnait pour le gratin des bals costumés en son pied-à-terre des Champs-Elysées… En bref, une scénographie à côté de la plaque. Pourtant, Manon est sauvée : par quelques voix d’exception ; par la grâce immarcescible de son écriture.
Manon. Opéra –comique en cinq actes de Jules Massenet, d’après le roman de l’abbé Prévost. Direction James Garrigan. Mise en scène Vincent Huguet. Alyn Perez (Manon). Atalla Ayan (Grieux) les 14 et 20 février, Benjamin Bernheim (Grieux) les 23 et 26 février.
Opéra-Bastille. Les 14, 20, 23 et 26 février. Durée du spectacle : 3h50.
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