Tous les samedis matins, aux alentours de midi, vers la fin de l’office religieux de shabbat, dans toutes les synagogues de France, nos compatriotes juifs, encore nombreux, qui ont le courage de se rendre dans ces lieux de culte bunkerisés, et protégés par les forces de l’ordre, récitent une prière pour la République Française où il est demandé au dieu des hommes de bénir et de « protéger la République et le peuple français ». Quelques minutes avant de se disperser rapidement – sécurité oblige – ces fidèles juifs expriment ainsi leur amour pour la République et le peuple français.
Pour combien de temps ?
Ils sont aujourd’hui déjà moins nombreux qu’il y a quelques mois. La France se vide de ses juifs ; l’exode a commencé. Dans quelques années, le risque est grand que tous ces édifices cultuels qui font partie de l’histoire de France soient vidés, comme le sont aujourd’hui les synagogues « musées » des pays d’Europe de l’Est ou d’Afrique du nord. Une partie de la communauté nationale, victime de véritables persécutions, s’estime aujourd’hui contrainte de fuir la République qu’elle chérit pourtant.
Car il faut nommer les choses, pour en prendre la mesure. L’un des plus graves attentats antisémites en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale vient de survenir dans les circonstances que l’on sait. Il fait suite à une décennie de statistiques alarmantes et de crimes perpétrés, dont l’horreur, comme la fréquence, ne cessent de s’aggraver, mois après mois et années après années. Merah et Nemmouche, héros d’hier, ont inspiré les héros du jour que sont Coulibaly et les frères Kouachi. Ces derniers sont déjà, en certains lieux de notre République, en train d’être célébrés par des jeunes dont la plupart sont nés en France et ont été éduqués par la République Française. Il suffit, pour s’en rendre compte, de pianoter quelques minutes sur internet ou de lire le compte-rendu fait par certains journalistes des difficultés rencontrées par des enseignants lors de la minute de silence prônée par le Président de la République le 8 janvier.
C’est bien de persécutions dont les juifs sont victimes. On peine à les identifier comme telles car elles ne sont fort heureusement pas le fait des gouvernants. Mais, depuis plus d’une dizaine d’années, on ne voit pas où on fait semblant de ne pas voir, que les juifs de France ne sont plus exactement des citoyens comme les autres. Ils le sont bien sur juridiquement, mais toute différente est la réalité de leur situation. Dans la République, l’insécurité les environne, les encercle, les oppresse, les frappe. Être juif en France, c’est souvent choisir entre judéité et sécurité, et c’est en tout cas toujours s’adapter pour concilier la première avec la seconde. La vie quotidienne d’un Juif en France, c’est passer sans cesse des portiques de sécurité pour accéder à des simples lieux de vie communautaire. C’est aussi, pour ceux qui veulent procurer une éducation juive à leurs enfants, les accompagner dans des écoles bunkers, configurées et protégées par la police et, nous dit-on désormais par l’armée, pour faire face à un assaut ; envoyer ses enfants dans des colonies de vacances juives relève d’un acte courageux, comme l’est désormais celui de faire ses courses de shabbat dans une épicerie casher ou de prendre l’avion pour se rendre en Israël. Etre juif en France c’est prendre l’habitude de se cacher, ou cacher ses signes religieux, au risque de se faire tabasser. C’est assister, groggy et médusé, aux déferlements de haine quotidiens et démesurés dont chaque action ou abstention de l’Etat d’Israël constituent le prétexte bien commode : ils sont le fait de blogueurs, d’intellectuels, de fous, de manifestants, d’humoriste et d’assassins ; la haine inonde les tweets, slogans de manifestations et commentaires d’internautes. La haine anti-juive, innombrable, est partout. Elle menace. Elle agresse. Et elle tue.
Les juifs sont seuls. Abandonnés à leur triste sort, puisque, jour après jour, celui-ci ne change pas mais au contraire s’aggrave. Le signal d’alarme a été tiré cent fois. En vain. Naturellement, les institutions ne sont pas avares de mots aussi réconfortants que grandiloquents et assurent le minimum minimorum consistant, du mieux que possible, à protéger nos compatriotes juifs. Mais les mots, les participations aux célébrations et commémorations ne changent pas grand chose à la réalité des faits qui s’amplifie sans cesse.
Le pire du pire, si l’on peut dire, c’est qu’il est pratiquement interdit aux juifs de nommer leur malheur. Les voix juives, mais aussi les autres, qui mettent en parallèle les concessions inadmissibles que la République a faites à la Laïcité et la faillite du système d’intégration, comme d’éducation, dans les territoires perdus de la République, n’ont pas le droit de cité. Les partisans d’une laïcité sans concession sont qualifiés d’islamophobes, ou suspectés d’appartenir à l’extrême droite : leur voix est inaudible, pour ne pas dire illégitime. Le rouleau compresseur médiatique les rend coupable. Leur exclusion du monde légitime des idées est parfois demandée. Ils prêchent dans le vide.
La réalité est pourtant là : le vivre-ensemble à la Française, tel qu’il est actuellement en train d’être conçu et qui s’inscrit dans le désastreux sillage du droit à la différence prôné par SOS racisme, se forge depuis 30 ans au détriment, certes de la communauté nationale, mais surtout, dans les faits concrets, contre les juifs. C’est le vivre-ensemble, certes, mais avec des juifs, menacés, tétanisés et bunkerisés, laissés sur le côté. C’est le vivre «presque » ensemble. Sans les juifs. Plus le voile a été toléré, moins on a pu, sans danger, porter la kippa en France ; moins les principes fondateurs de la République sont enseignés, ou peuvent l’être, dans les écoles, plus on casse du juif. Le parallèle historique entre les concessions jospiniennes au voile islamique au début des années 90 et l’apparition du nouvel antisémitisme que l’on n’a, dans un premier temps, pas voulu admettre avant qu’il ne s’impose factuellement à la face des politiques est saisissant. Le dire relève de l’islamophobie. L’exprimer relève du délit d’opinion.
Pour toutes ces raisons, l’exode, qui n’est aujourd’hui plus simplement justifié par la solitude de la communauté juive, mais aussi par la protection de son intégrité physique, est en marche. Rien de sérieux n’a jusqu’à maintenant été fait pour retenir les juifs qui, victimes d’oppressions multiples dans leurs vies quotidiennes, et craignant pour leur sécurité, ne parviennent pas à voir, ici un avenir pour eux, leurs enfants et petits-enfants. Ils sont sous nos yeux en train de fuir, toutes choses égales par ailleurs, pour les mêmes raisons, que leurs parents, grands parents et arrières grands parents d’Europe de l’est ou d’Afrique du Nord. Et la plupart de ceux qui n’ont pas encore fait leurs valises y pensent, jour après jour, de plus en plus sérieusement, avec tristesse et déchirement.
C’est un désastre historique auquel nous sommes en train d’assister. Les mots forts prononcés le 13 janvier par Manuel Valls à Paris et Ségolène Royal à Jérusalem à l’endroit de la communauté juive révèlent peut-être une prise de conscience et un sursaut. L’avenir dira si les actes, qu’il faudra précis et sans concession, seront à la hauteur de la grandiloquence des discours et si, pour protéger ses juifs, la République prendra les mesures nécessaires pour reconquérir ses territoires perdus. Derrière ce désastre qu’est l’exil des juifs en cours, c’est en fait l’avenir de la République qui se joue.
*Photo : Ariel Schalit/AP/SIPA. AP21677696_000025.
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