Tout juif doit avoir deux synagogues dans sa vie : celle où il va prier et celle où il ne mettra jamais les pieds. J’ai pensé à cette blague, dans la matinée du vendredi 5 mai, en voyant arriver un courrier électronique intitulé : « Au nom du Judaïsme et de la République. » Mazette ! Quelle cause pouvait bien justifier que l’on convoquât de si hautes instances, quelques heures avant la clôture de la campagne électorale ? Les signataires, qui exercent des responsabilités au sein d’institutions communautaires ou culturelles (ce qui, apparemment, autorise à s’exprimer au nom du Judaïsme), entendaient « rappeler à tous les juifs de France meurtris par la violence antisémite islamiste que l’inquiétude pour leur avenir ne devait pas les conduire à céder à la tentation du pire ». Sans doute avaient-ils découvert avec effroi qu’une fraction, certes réduite mais en croissance, de la jeunesse juive, bravant leurs interdits moraux, avait rejoint l’électorat du FN, parti qu’elle considère comme plus à même de contrecarrer la progression de l’islamisme. À lire leurs exhortations, on avait l’impression que voter Macron était devenu le 11e commandement (et le faire savoir le 12e). Le plus marrant, c’est qu’au même moment, l’Église de France refusait de prendre position, ce qui, comme l’a finement observé Eugénie Bastié, devait lui valoir des sermons énervés des curés du Monde et de Libé.
Le ridicule de la bonne conscience résistante
Certes, il n’était nullement scandaleux de voler au secours d’une victoire largement acquise au soir du 23 avril – et peu de gens s’en sont privés. Ainsi put-on assister à un désopilant défilé de corporations, d’associations et de délégations apportant au jeune messie, tels les Rois mages, leurs précieux votes, enrubannés de jolies considérations morales. Décidément, rien ne surpasse dans le ridicule la bonne conscience résistante, quand les résistants, majoritaires, contrôlent les forces de l’ordre – et que les nazis, quoique souvent mal embouchés, sont respectueux des lois (bien sûr, si le FN était un parti nazi, il serait du devoir de tout le monde de le combattre). Quoi qu’il en soit, on ne saurait interdire à quiconque d’exposer ses nobles sentiments et de proclamer courageusement à la face du monde qu’il aime l’ouverture et pas la fermeture.
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Si cet appel au vote juif – que je dois être l’une des rares à avoir lu – m’a autant chiffonnée, c’est à cause de la double volonté, d’embrigadement et d’ostentation, qu’il manifeste. T’es juif, tu votes Macron et tu le portes en bandoulière. Ça ne se discute pas. Cinq mille ans de coupage de cheveux en quatre, de disputes entre rabbins, de querelle heuristique et on voudrait que le peuple juif ressemble à une armée ou au parti communiste soviétique (auquel il a par ailleurs fortement contribué) ? Désolée, je ne marche pas. Ce qui m’enchante dans la pensée juive – ou dans le peu que j’en connais –, c’est qu’elle encourage le goût de la[access capability= »lire_inedits »] polémique, l’art de la contradiction et le sens du pluralisme, dont j’aime bien me raconter qu’avec l’humour, ils font partie des bienfaits que les juifs ont apportés au monde. À chaque fois que 1 000 marteaux médiatiques se mettent à taper en chœur sur le même clou – c’est-à-dire très régulièrement –, cela m’évoque cette règle édictée par des rabbins, en vertu de laquelle un prévenu condamné à mort à l’unanimité des 70 juges devait être relâché. Les organisateurs des raouts antifascistes de la fin de campagne devraient méditer cet appel à tenir l’unanimisme en suspicion.
Ce n’est pas dans les réunions du FN que des juifs sont menacés
Cependant, je n’aurais sans doute pas repéré la mobilisation du monde officiel juif sans la polémique suscitée, les jours précédents, par la visite d’Emmanuel Macron au mémorial de la Shoah, ou, plus précisément, par la critique sans concession qu’Alain Finkielkraut – et, après lui Barbara Lefebvre et Gilles-William Goldnadel – avait osé faire de cette visite (voir l’entretien avec Alain Finkielkraut). La « séquence mémorielle » d’Emmanuel Macron visait explicitement à l’ériger en rempart contre un nazisme risquant de revenir par où vous savez. Sauf que, comme l’a noté Finkielkraut, passablement en colère, ce n’est pas dans les réunions du FN que des juifs sont menacés mais dans des villes comme Sarcelles où Macron était allé faire des selfies quelques jours plus tôt. Aussi, la reconnaissance énamourée que lui a prodiguée le judaïsme officiel était-elle peut-être un brin excessive.
On peut, bien sûr, être en désaccord avec rabbi Finkielkraut (et avec votre servante) sur cet épisode. Mais pour un certain nombre de personnalités, on n’a pas le droit de penser cela. Ainsi, tandis que des responsables communautaires et une partie de la judéosphère manifestaient leur courroux, Jacques-Alain Miller, inénarrable dans le registre « Mao un jour, Mao toujours », c’est-à-dire venimeux et mensonger, s’est fendu, sur le site de La règle du jeu, d’un salmigondis truffé d’insultes et de références prétentieuses dont il croit toujours, depuis les années 1970, qu’elles épatent le bourgeois. En somme, il suffit qu’un candidat se déclare contre le nazisme d’hier et d’aujourd’hui pour que l’esprit critique soit aboli et que l’on soit sommé de se prosterner. Au nom du Judaïsme. Misère. Je ne fréquente guère la synagogue, mais personne ne me fera vivre dans un monde où il y en a une seule.[/access]