Français comme un Juif en France


Français comme un Juif en France

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C’est devenu un marronnier : les juifs de France ont peur. Tellement peur qu’ils s’apprêteraient massivement à quitter la France pour aller chercher la sécurité… en Israël – plus un Français n’ignore aujourd’hui le sens du mot « alya ». En réalité, cette interprétation paniquarde, confortée par les indécents appels de Netanyahou, occulte peut-être une déchirure plus profonde : si des juifs français sont de plus en plus nombreux (quoiqu’ultra-minoritaires) à choisir l’exil qu’ils appellent retour, c’est moins sous l’emprise de la peur qu’en raison d’un sentiment grandissant de solitude. Certes, ce sentiment ne compromet nullement l’intégration des Juifs à la société française. Mais il complique imperceptiblement la question de l’appartenance, comme si, pour certains, être juif et français allait un peu moins de soi.

Moments paroxystiques de deuil et d’inquiétude, les agressions et crimes antijuifs ne sont donc pas de tragiques accidents troublant momentanément un vivre-ensemble idyllique. Parallèlement à la montée de l’antisémitisme arabo-musulman accolé à l’antisionisme virulent d’une partie de la gauche, la tendance à l’entre-soi à l’œuvre dans toute la société a progressé dans une partie de « la communauté », en même temps que la pratique religieuse et l’affirmation identitaire. Les « Philippe » et « Alain » nés dans les années 1960 appellent leurs fils « Ilan » ou « Avner » et beaucoup préfèrent désormais, pour leur résidence secondaire, Tel Aviv à Deauville. En somme, de plus en plus de « Français juifs », comme on dit à la télé comme pour leur prodiguer une réassurance, se considèrent comme des « juifs français ».

« Je ne veux pas entendre que les juifs ont peur ! » Les mots de Raphaël Mergui, le président du Consistoire (organisme chargé des questions cultuelles), en ont peut-être ragaillardi quelques-uns. Comme Danielle, quinqua bondissante et chef d’entreprise, qui se dit juive par l’humour : « Marre d’entendre tout le temps parler des juifs comme des victimes ! » Il n’empêche : que certains aient peur, après Merah, après Nemmouche et après la tuerie de l’Hyper Cacher de Vincennes, il faudrait être aveugle ou cynique pour s’en étonner.[access capability= »lire_inedits »] En particulier ceux qui, dans l’étrange guerre où on nous dit que la France est engagée, se retrouvent en première ligne parce qu’ils vivent encore dans les « territoires perdus » – ou « quartiers difficiles ». On l’a peu relevé, ce sont aussi les juifs de synagogue, plus exposés que les juifs de culture car littéralement plus visibles qu’eux – avec leurs barbes, chapeaux, ou redingotes et papillotes, ce que Benny Lévy appelait avec drôlerie « l’attirail de camping ».

Pour autant, les sentiments à l’œuvre au sein d’un groupe de 600 000 personnes, infiniment moins homogène que ce que croient les pourfendeurs du « lobby » ou du « complot », sont beaucoup plus contrastés, ambivalents, divers que ce que les journalistes répètent en boucle. Certes, il y a l’effroi que l’on puisse aujourd’hui, en France, tuer des juifs parce qu’ils sont juifs, le sentiment d’abandon face à l’indifférence d’une partie de la population qui semble vaguement penser que les victimes juives prennent trop de place et qu’on n’en fait pas autant pour tout le monde. Beaucoup observent avec amertume que les juifs formaient l’écrasante majorité de la foule venue rendre hommage aux victimes de Vincennes, au lendemain de la prise d’otages. Mais perce aussi le soulagement d’être enfin entendus par nombre de leurs concitoyens et la confiance renouvelée dans la France, dont les plus hauts représentants ont répété que, sans les juifs, elle ne serait plus tout à fait elle-même.

Ainsi, chez bien des juifs du quotidien, la douleur est tempérée par le fait que l’État désigne enfin l’origine du « nouvel antisémitisme » qui sévit dans les banlieues depuis une bonne quinzaine d’années. Et l’État, c’est d’abord Manuel Valls, qui a toujours été du bon côté de la gauche (ce qui lui vaut d’être dénoncé comme sioniste dans l’islamosphère). « Comment peut-on accepter que des Français soient assassinés parce qu’ils sont juifs ? (…) nous devons là aussi nous rebeller, et en posant le vrai diagnostic. Il y a un antisémitisme que l’on dit historique remontant du fond des siècles mais il y a surtout ce nouvel antisémitisme qui est né dans nos quartiers, sur fond d’Internet, de paraboles, de misère, sur fond des détestations de l’État d’Israël. » : le discours « historique » prononcé par le Premier ministre à la tribune de l’Assemblée nationale le 13 janvier a fait vibrer pas mal de cœurs « franco-juifs ». Comme celui de Nil Symchowicz, avocat issu d’un couple mixte séfarade-ashkénaze, qui ne cache pourtant pas son pessimisme pour l’avenir : « Pas un seul juif de France n’a manqué d’écouter les deux minutes quarante de ce discours. Quelque chose se joue, les choses commencent à être nommées. La solitude est peut-être en train de se briser. » Les mots du Premier ministre parlent à la « rue » juive, partagée entre l’envie de saluer d’une prise de conscience salutaire et la crainte qu’il s’agisse de paroles sans lendemain, comme le croit Emmanuelle, 30 ans. Cette parisienne « juive pas du tout religieuse » laisse sourdre sa colère : « Pourquoi le gouvernement ne s’est-il pas réveillé avant, lorsque des atrocités antisémites ont été commises cet été en marge des manifestations pour Gaza ? Pourquoi les lois contre l’antisémitisme ne sont-elles pas appliquées sur les réseaux sociaux ? » Mère au foyer issue d’un milieu populaire, Emmanuelle veut croire à la volonté des pouvoirs publics, au-delà des effets d’annonce : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme décrétée grande cause nationale pour 2015, la nomination d’un préfet pour la sécurité des « sites de la communauté juive » – version bienveillante du commissaire aux questions juives, a-t-on ironisé avant que l’on rattrape cette bévue administrative en étendant les compétences du préfet à tous les lieux de culte. Trop tard, décrète Michel, président de la communauté juive d’une ville du Val-de-Marne et professionnel de la santé : « La France a un cancer généralisé, c’est la dernière chance»

Quelques kilomètres plus loin, l’élu de Vincennes et dirigeant communautaire Franck Serfati est moins alarmiste : « Les institutions de la République fonctionnent bien. Il existe un arsenal juridique réel et les tribunaux ne sont pas aussi cléments qu’on le dit », plaide cet avocat qui a déjà vu un malappris incarcéré pour avoir agressé des juifs et dessiné une croix gammée – ce qui d’ailleurs ne règle pas grand-chose. Ce qui l’inquiète, c’est plutôt la lâcheté trop largement partagée face à l’antisémitisme de ce début de xxie siècle. La lâcheté et l’habitude. « L’attentat de la porte de Vincennes n’étonne personne », explique-t-il, en déroulant le fil de ces dernières années, durant lesquelles on a observé sans vouloir le voir un « antisémitisme qui vient de la base, et s’appelle antisionisme haineux et islamisme radical ! ». Si son épouse, enseignante dans une école post-bac parisienne, n’a senti aucune compassion chez ses élèves musulmans les plus véhéments, Franck Serfati salue, parmi les rares bonnes nouvelles de l’heure, l’acte de bravoure du jeune Lassana Bathily, employé malien musulman de l’Hyper Cacher qui a sauvé plusieurs vies juives en les cachant dans la chambre froide du magasin avant d’alerter la police. Une lueur d’espoir… En attendant, si, à Fontenay-sous-Bois où il réside, Serfati a vu défiler beaucoup de modérés (intellectuels, artistes, recteurs de mosquée) au sein de son association antiraciste Vigil’ance, la base musulmane, elle, n’a pas suivi.

Niché dans le multiethnique 20e arrondissement de Paris, le quartier Gambetta traverse des turbulences : « Depuis la Seconde Intifada, on entend tous les jours des “sale juif” de la part des musulmans du quartier, lorsqu’on n’assiste pas carrément à des agressions, parfois au cutter », raconte Emmanuelle. À l’instar de leurs cousins anversois, de plus en plus proches d’une mouvance flamingante au lourd passé collaborationniste[1], des pans entiers de la communauté juive française seraient tentés par une alliance à revers avec le Front national : « On connaît des juifs religieux qui vont voter Marine Le Pen, on en est presque à espérer que le FN passe, car on n’en peut plus de l’islamisation de la France », argumente la jeune femme.

À l’abri dans les beaux quartiers de la capitale, Nil n’en éprouve pas moins une forte exaspération devant l’atmosphère délétère qui pourrit la vie quotidienne : « J’en ai marre de la sécurité, marre des militaires devant les synagogues et les institutions juives. Ces petites oppressions quotidiennes, pourtant absolument nécessaires, me donnent l’impression paradoxale de ne pas être un citoyen comme un autre. Les juifs ont le sentiment d’être à part. » Ce n’est pas faute d’aimer la France, car ce quadra vibre au son de La Marseillaise et s’approprie le roman national jusqu’à « faire partie de ces juifs qui pensent que Clovis et Vercingétorix sont leurs ancêtres ! ».

Qu’ils épousent ou non ce patriotisme héritier de Marc Bloch, les juifs évoluant en milieu hostile n’ont d’autre choix que de se soumettre ou de se démettre, selon le théorème du géographe Christophe Guilluy : « Devenir minoritaire, c’est dépendre de la bienveillance d’une majorité »[1. La France périphérique (Fayard, 2014).]. Cas d’école, Épinay-sur-Seine forme un petit îlot au cœur d’une Seine-Saint-Denis pratiquement vidée de ses juifs. Aujourd’hui retraité, Paul y a pratiqué la médecine quarante ans durant. On peine à imaginer que cette ville ghettoïsée fut autrefois une banlieue où il faisait bon vivre, avant l’afflux massif d’immigrés et la construction de barres HLM dans le centre-ville. « La sécurité s’est dégradée à mesure que la mairie socialiste accueillait une nouvelle population arabo-musulmane dont elle voulait faire des électeurs. On peut traverser Épinay sans croiser un Blanc, au point de se croire à Soweto ou à Dakar ! », décrit placidement ce juif religieux. Aux abords de sa synagogue, des jets de bouteilles se font en toute impunité. « Il a fallu apprendre à traverser les rues en essuyant des crachats, des insultes, des regards hostiles. On est obligé de s’écraser, cela donne la rage, c’est insupportable d’endurer ces petits gamins à peine pubères », s’agace Paul. Mais si vous rasez consciencieusement les murs, il ne vous arrivera pas grand-chose, sinon d’entendre quelques abrutis s’égosiller en lançant des « Allahou Akbar » ou « Palestine ! Palestine ! » au lendemain du drame de la porte de Vincennes. Pour la fraternité, on repassera…

La séparation étant parfois la seule façon de vivre ensemble, les juifs d’Épinay s’exilent vers les cités pavillonnaires voisines. Ces déménagements ont pour seul effet de déplacer les difficultés de cohabitation de quelques kilomètres. À l’échelle de l’Île-de-France, la mobilité géographique esquisse une véritable topographie juive, avec ses bastions, ses archipels, et ses îlots éclatés. Les plus cossus investissent l’Ouest parisien, c’est-à-dire le 16e arrondissement et Boulogne-Billancourt, les classes moyennes se regroupent à Saint-Mandé et à Vincennes, tandis que les plus modestes se cloîtrent dans leurs banlieues (Créteil, Sarcelles, etc.). D’après le politologue Jean-Yves Camus, lui-même converti au judaïsme, « il reste, dans ces banlieues, des familles pauvres ou de la classe moyenne qui, tout en ayant envie de bouger, ne le peuvent pas financièrement. La question de fond qui reste un peu taboue, c’est de savoir si les communautés très orthodoxes n’auraient pas dû, comme aux États-Unis, quitter Paris nord-est et la couronne proche pour s’établir en grande périphérie. » L’intellectuel, proche du Parti socialiste, ne mâche pas ses mots face à la sécession culturelle d’une partie de la jeunesse musulmane, laquelle a sombré dans la « détestation du fonds culturel français et le refus d’admettre qu’il existe, et doit continuer à exister, en France, une “leitkultur”, une culture dominante, celle de la majorité. Les juifs ont de tout temps admis qu’ils sont une minorité et ont adapté leur attitude à cette réalité. L’islam doit faire de même ». Reste à savoir si cet appel sera entendu. .

Mais voilà, le 11 janvier, à Marseille, ville symbole de la diversité française, seules 60 000 personnes ont défilé pour rendre hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie et l’Hyper Cacher. Le silence parfois complice de la France black-blanc-beur laisse cois les chasseurs de stigmates et d’amalgames, nantis de leur missel républicain dont la devise Liberté, Égalité, Fraternité sonne creux. À force d’invoquer des « valeurs » introuvables, nos ministres ne savent plus quel lapin sortir de leur chapeau. Plongé dans la lecture d’Opération Shylock, j’ai bien songé à contribuer en proposant la création d’une antenne française de l’association des antisémites anonymes imaginée par Philip Roth dans ce roman déluré !

Trêve de blague juive. La réalité, c’est qu’un nombre croissant de juifs français préfère la valise au camp retranché. En 2014, presque 7 000 d’entre eux ont quitté leur mère patrie pour accomplir leur alya (la « montée », en hébreu) vers Israël ; contre 3 280 l’année précédente. Une augmentation de 100 % qui fait de la France le premier pays d’émigration vers Israël. Emmanuelle résume bien l’avis général : « L’alya n’est pas une solution, il ne faut pas partir par peur, mais je comprends que de plus en plus gens y pensent. » Comme Myriam, l’amante de François, héros du dernier Houellebecq, qui quitte une France conquise par la Fraternité musulmane, ils sont nombreux à sauter le pas, moitié par dépit, moitié par attachement identitaire à la terre d’Israël. Chez beaucoup de jeunes juifs français, l’adhésion au projet sioniste représente la promesse d’un « hinterland culturel extranational » (Christophe Guilluy) qui leur offre une forme de sécurité culturelle dans une patrie de substitution. « Malgré la situation sécuritaire, les juifs ont le sentiment d’être mieux protégés en Israël qu’en France. Chaque citoyen doit assistance et protection à l’autre », traduit Nil Symchowicz dans le langage du cœur. Dans le lot, il y a forcément des déceptions, l’alya provoquant parfois son revers, la yerida (la « descente »), sous la forme d’un billet retour Tel-Aviv-Paris. Et, lorsqu’ils ne s’exilent pas aux États-Unis ou au Canada, les juifs français en quête d’ailleurs optent pour une solution hybride : « l’alya Boeing ». Dans le vol El Al Paris-Tel-Aviv du jeudi soir, on retrouve en effet toute une pyramide sociale de Franco-Israéliens qui travaillent la semaine en France puis rejoignent leur famille installée dans l’État juif le week-end, du médecin assis en business aux petits salariés agglutinés en classe éco.

Dans la tourmente, le désarroi des uns, la colère des autres pourraient laisser penser qu’on est désormais malheureux comme un juif en France. Et pourtant, l’alliance de cœur et de raison entre les juifs et la République tient bon. De même que, dans la mémoire collective des juifs français, la France est le pays qui a sauvé la moitié de ses juifs plutôt que celui qui en a envoyé la moitié à la mort, beaucoup préfèrent retenir les mots de Valls que les visages haineux de Merah et de Coulibaly. Car si la France sans les juifs n’est pas la France, ils continuent à penser que les juifs sans la France ne sont pas les juifs, tant la patrie de l’Émancipation occupe une place spéciale dans leur histoire. Alors, en dépit de ses angoisses et de ses griefs, l’immense majorité des 500 000 juifs tricolores n’a pas d’hésitation sur son appartenance à la nation. En guise de pied de nez aux antisémites, Jean-Yves Camus propose aux juifs français de reprendre à leur compte un slogan bien connu : « On est chez nous ! ».[/access]

De la rue Copernic à l’Hyper Cacher : chronologie des attaques antisémites

  • 3 octobre 1980 : une bombe détruit la verrière de la synagogue de la rue Copernic (Paris-16e), causant quatre morts et quarante-six blessés. Imputée hâtivement à l’extrême droite, la responsabilité de l’attaque incomberait au citoyen canadien d’origine palestinienne Hassan Diab, proche du FPLP-OS, extradé en France le 15 novembre 2014.
  • 9 août 1982 : un commando palestinien dégoupille une grenade à l’intérieur du restaurant Goldenberg de la rue des Rosiers (Paris-4e), tuant six personnes et en blessant vingt-deux autres.
  • 7 septembre 1995 : une voiture piégée explose à quelques mètres de l’entrée de l’école juive Nah’alat Moché, à Villeurbanne. Quatorze passants sont blessés dans cet attentat attribué au GIA algérien
  • Janvier 2006 : Ilan Halimi, 24 ans, est enlevé, torturé puis assassiné à Bagneux par le « Gang des barbares », que dirige Youssouf Fofana. Les juges retiennent l’antisémitisme comme circonstance aggravante du crime.
  • 19 mars 2012 : à la sortie de l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse, Mohammed Merah assassine quatre personnes, dont une petite fille de 8 ans, tuée à bout portant, et deux jeunes écoliers.
  • 24 mai 2014 : le Français Mehdi Nemmouche, membre présumé de l’État islamique, tue quatre visiteurs du Musée juif de Bruxelles.
  • 20 juillet 2014 : incendie de l’épicerie cachère Naouri à Sarcelles, en marge d’une manifestation pro-palestinienne ayant viré à l’émeute.
  • 1er décembre 2015 : trois braqueurs rackettent un jeune couple à son domicile de Créteil en évoquant ses « origines juives », avant de violer la jeune femme.
  • 9 janvier 2015 : deux jours après le massacre de Charlie Hebdo, Amedy Coulibaly, qui se réclame de l’État islamique, prend en otage la clientèle du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Il tue froidement quatre personnes et meurt dans l’assaut du RAID.

*Photo : Christophe Ena/AP/SIPA. AP21677683_000008.

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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