Au terme de dix ans de travail, Patrick Mimouni publie Les Mémoires maudites, essai qui, après d’autres, interroge la place centrale mais sibylline (et controversée) qu’occupent juifs et homosexuels chez Marcel Proust. L’écrivain et scénariste explique en quoi A la Recherche du temps perdu est le roman de deux identités inassimilables.
Causeur. Écrivain et scénariste, vous avez consacré dix années de travail à Proust. Pourquoi ?
Patrick Mimouni. Au départ, j’avais le projet un peu fou d’adapter au cinéma À la Recherche du temps perdu. Cela m’a donné l’occasion de me replonger dans la lecture de Proust. J’ai d’abord produit des textes sans idée directrice. Puis, il y a trois ou quatre ans, après une discussion avec un ami, j’ai eu l’idée d’explorer un angle lié à ma propre histoire qui me dispenserait d’écrire une autofiction : Juifs et homosexuels chez Proust.
Mise à part l’hostilité qu’elles ont rencontrée à travers les âges, qu’est-ce qui réunit homosexualité et judéité ?
Au cœur de Proust, il y a l’idée qu’on ne pourra jamais faire d’un homosexuel un hétérosexuel, et qu’un Juif, aussi assimilé qu’il soit, finira toujours par révéler sa judéité, serait-ce à son corps défendant. Par exemple, le personnage de Bloch, un Juif qui se fait appeler Jacques du Rozier pour avoir l’air d’un aristocrate français, évoque inconsciemment la rue des Rosiers. Autre exemple : le personnage de Charlus n’arrive pas à se faire passer pour un hétérosexuel. Certains signes le trahissent, comme lorsqu’il goûte un alcool sur le buffet de Mme Verdurin et dit avec affectation : « La fraisette, c’est délicieux. » On comprend malgré lui qu’il est homosexuel alors qu’il n’a pas du tout envie de passer pour tel. J’appelle contre-identité cette identité indésirable qui est de l’ordre de l’inconscient.
La contre-identité proustienne a des racines singulières. Vous présentez Marcel Proust comme le produit du mariage d’un antisémite (Adrien Proust) et de la fille d’une grande famille israélite (Jeanne Weil). S’il adhérait aux préjugés antijuifs de son temps, le père de Proust était-il pour autant un antisémite rabique à la Drumont ?
Non, le docteur Proust n’était pas un antisémite enragé. Il a pris position contre Dreyfus en privé, mais il n’a pas produit de textes explicitement antisémites. En revanche, en tant que médecin, il a diffusé la théorie aryenne en France. Il certifiait dans ses publications médicales que « c’est à la race blanche, et au rameau aryen qu’appartient la suprématie définitive ». Il affirmait que les Juifs constituaient la « seule race véritablement cosmopolite », autrement dit la race en position de s’assurer la domination mondiale si les Aryens n’y prenaient pas garde. Mais il se contentait de le suggérer. Il ne l’énonçait pas clairement.
Comment ce mariage improbable a-t-il vu le jour ?
Le père de Proust était le favori de son grand-oncle maternel, Louis Weil, un homme très riche parce qu’il avait épousé l’héritière d’une grande banque juive de Hambourg. Louis Weil a désiré marier Adrien Proust à sa nièce. Comme Jeanne Weil adorait son oncle, qui était l’homme le plus riche de la famille, les Weil ont été bien obligés d’accepter cette union un peu honteuse. Pourquoi Louis Weil la souhaitait-il ? Proust nous donne la clef de l’énigme en énonçant l’une de ses lois psychologiques, à savoir qu’un oncle, s’il est homosexuel, a tendance à vouloir marier son favori à sa nièce. Le terme « tante », dans les dictionnaires de l’argot français au xixe siècle, recoupe ce phénomène. Une tante, c’est un homme qui, d’une manière ou d’une autre, essaie de faire passer son amant pour son neveu. C’est probablement ce qui s’est passé dans la famille de Marcel Proust.
Le mariage des parents de Proust était donc doublement contre-nature…
Pas tant que cela. Il y avait très peu de mariages d’amour à l’époque. C’étaient les familles qui concluaient les mariages. Adrien et Jeanne Proust constituaient une sorte de trio avec Louis Weil, qui avait arrangé leur union en leur donnant des avantages financiers considérables. Ceci étant, les parents et le grand-oncle de Proust habitaient trois logements distincts, en tout cas durant l’enfance et l’adolescence de Proust.
Louis et Adrien avaient des tempéraments de noceurs. Ils aimaient beaucoup donner des dîners ou des soirées, l’un dans son appartement du boulevard Haussmann, l’autre dans son appartement du boulevard Malesherbes. Jeanne n’appréciait pas du tout ce genre de vie. Elle préférait vivre à Auteuil avec ses enfants, dans une grande villa qui appartenait à Louis, mais qu’il avait fait agrandir pour les Proust. L’oncle, la nièce et le beau-neveu formaient une sorte de communauté qui se réunissait souvent, mais dont chaque membre disposait d’un logement particulier pour pouvoir mener une vie de célibataire s’il le souhaitait.
Ce triangle amoureux suffit-il à faire des Weil une famille homosexuelle ?
Dans ce domaine, le premier membre de la famille à se faire remarquer a été l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil. Issu d’un milieu très humble d’ouvriers en porcelaine, il a épousé la nièce d’un de ses patrons, Hélène Schoubach, qui n’avait alors que 13 ans. Il ne s’agissait pas d’un mariage d’amour. C’est un mariage très inégal et assez peu explicable. Pourquoi est-ce qu’un ouvrier épouse l’héritière d’une des plus grandes familles israélites de France qui possédait des manufactures de tabac et de porcelaine ? On pourrait l’expliquer par la loi psychologique que conçoit Proust en ce qui concerne le phénomène des « tantes ».
Comment se manifeste ce phénomène dans la Recherche du temps perdu ?
Dans la Recherche, l’antisémite Charlus est très amoureux du Juif Swann. Charlus est un sadomasochiste dont l’antisémitisme est toujours lié à la séduction. Plus les Juifs en caftan du Marais lui apparaissent sadiques, plus ils l’excitent. En tant qu’homosexuel féminin, c’est-à-dire doté d’une âme de femme dans un corps d’homme, il a envie de croire que Swann est hétérosexuel. Ce jeu est très important pour Proust. Selon lui, un homosexuel dans le genre de Charlus ne désire un autre homosexuel qu’en se persuadant que celui-ci est imaginairement hétérosexuel. D’où l’obligation de former un trio pour nourrir ce fantasme. Chez les Guermantes, la famille pourtant très antisémite de Charlus, on s’amuse à surnommer Mater Semita la sœur de Charlus, qui s’appelle la comtesse de Marsantes. Pourquoi la surnommer Mater Semita, c’est-à-dire « Mère juive » ? On peut imaginer que Charlus est l’auteur de ce jeu de mots dans la mesure où il préfère croire que Swann a déshonoré sa sœur, l’a abandonnée après lui avoir fait un enfant.
Mais Swann épouse finalement Odette, que des bruits accusent d’être une courtisane, puis une lesbienne…
Si Charlus veut présenter une femme à Swann, il n’a cependant pas intérêt à ce que cette femme devienne sa rivale. Il choisit donc une lesbienne pour s’assurer qu’elle ne tombera pas amoureuse de Swann. Et Swann joue ce jeu-là avec Charlus, s’arrangeant pour lui faire croire qu’il est un don Juan couvert de maîtresses. Le meilleur moyen d’y croire pour Charlus est de voir Swann coucher avec une femme. Justement, dans l’appartement d’Odette, on découvre la présence d’un voyeur. Proust ne dit pas qui est le voyeur, mais on peut le deviner car toute l’intrigue sous-jacente d’Un amour de Swann est constituée des manipulations de Charlus sur Odette pour obtenir la conviction que Swann est hétérosexuel.
Vous repérez des signes homosexuels ou juifs cachés disséminés partout dans la Recherche. Si l’homosexualité de Proust ne fait aucun doute, était-il vraiment empreint de culture juive ?
Notez que Proust a été baptisé selon le rite catholique, mais n’a apparemment jamais fait sa première communion. À l’intérieur de sa famille extrêmement paradoxale, Proust a reçu une éducation juive laïque. D’ailleurs, son grand-oncle Adolphe Crémieux, dont toute la famille s’était convertie au catholicisme, est le fondateur du judaïsme laïque, à l’origine de l’Alliance israélite universelle. Un autre de ses grands-oncles, Godchaux Weil, avait publié sous le pseudonyme de Ben Levi Les Matinées du samedi. Ce livre composé d’historiettes brassait aussi bien Pascal, Racine, Lamartine que des épisodes de l’histoire juive. Il a sûrement beaucoup compté pour Proust puisque c’était l’ouvrage qu’on lisait aux enfants dans la plupart des familles juives, y compris laïques.
Dans la préface à son livre, Godchaux Weil dit qu’il lui importe d’établir une comparaison entre l’histoire des Juifs à l’époque antique et l’histoire des Juifs au xixe siècle. Or, cette alliance entre passé et présent est l’un des fondements de la pensée proustienne. Parfois, ce qui semble totalement révolu et oublié sans la moindre trace resurgit en imposant sa présence, comme le souvenir refoulé que ressuscite le goût de la madeleine.
Vous allez plus loin en proposant une lecture kabbalistique de l’œuvre proustienne. Ne prêtez-vous pas à l’auteur des intentions cachées qu’il n’a pas forcément eues ?
Comme le suggère le titre du premier tome de la Recherche, Du côté de chez Swann, autrement dit « Du côté du signe », pour Proust, le signe apparaît pour déconstruire un édifice imaginaire. Dans Contre Sainte-Beuve, Proust étudie la manière qu’a Balzac d’alerter une toute petite catégorie de lecteurs en employant l’expression « manger du papier » dans Illusions perdues. « Manger du papier » signifie en réalité avoir le goût de la fellation. C’est une métaphore liée à la consistance de la pâte à papier et à son rapport au sperme. Proust dit que c’est le peu que Vautrin et ses semblables laissent échapper de leur secret. Cet usage du signe a beaucoup à voir avec la littérature juive, fondée sur le fait que Dieu n’est jamais visible, donc inimaginable, irreprésentable, inconcevable et toujours secret. On ne peut l’aborder qu’à travers des signes jamais littéralement énonçables qui déconstruisent une image mythique.
Proust a cultivé l’ambiguïté jusqu’à défendre Dreyfus tout en fréquentant des figures antisémites notoires de l’Action française. Il a ainsi correspondu avec Maurras, dédié Le Côté de Guermantes à Léon Daudet et multiplié les passages antisémites dans la Recherche. Comment l’expliquez-vous ?
C’était une pratique assez courante à l’époque. Léon Blum, par exemple, fréquentait volontiers Maurice Barrès, un antisémite résolu dont il est pourtant l’ami. Si le narrateur de la Recherche est antisémite et homophobe, ce n’était évidemment pas le cas de Proust. Il tient un double discours permanent dans son roman. Tout en présentant les Juifs comme des victimes, comme au début de Sodome et Gomorrhe, son narrateur reproduit un lieu commun antisémite en prétendant que Swann souffre d’un eczéma ethnique et d’une constipation héréditaire. De même, le narrateur compare l’homosexualité à une maladie irrémédiable et à un vice terrible, mais dit en même temps que les homosexuels sont victimes d’un opprobre immérité.
Cette double narration est un élément essentiel de la littérature juive. Leo Strauss lui a consacré tout un livre, La Persécution et l’Art d’écrire, pour étudier ce que Maïmonide appelle le discours à deux faces. Sous un régime autoritaire qui réprouve l’homosexualité et la judéité, un auteur ne peut soutenir que la thèse défendue par le public. Mais tout en tenant un discours conventionnel qui plaît au public, il alerte le lecteur en créant des incidents pour tenir un discours sous-jacent de résistance et de révolte contre l’injustice.
Ainsi, vous dévoilez la nature juive cachée sous des dehors catholiques de la famille du narrateur de la Recherche…
Oui, car au xixe siècle, l’assimilation des Juifs était une obligation. Cela produisait une sorte de marranisme par le fait de ne pas exposer en public des pratiques qui auraient différencié la communauté juive de l’ensemble du peuple français.
Depuis leur émancipation (1791), les israélites étaient à la fois citoyens de plein droit et sommés de se fondre dans la population française. En quoi cette injonction les a-t-elle paradoxalement incités à devenir religieux ?
La seule manière de pouvoir promouvoir l’assimilation était d’affirmer que les juifs ne formaient pas un peuple, mais seulement une religion, au même titre que les protestants et les catholiques. Curieusement, les Lumières judéo-françaises furent religieuses puisque la religion était la seule forme d’expression acceptable de la communauté juive. Cela supposait d’aller à la synagogue, de respecter un certain nombre de rites en privé. Pour les juifs agnostiques ou athées comme les membres de la famille maternelle de Proust, tout cela n’avait pas grand sens. D’ailleurs, les personnages juifs de la Recherche n’ont aucun rapport avec la religion.
Pour conclure, expliquez-nous en quoi Proust portait un « regard implicitement sioniste » sur la question juive.
Proust partageait le constat du théoricien sioniste russe Léon Pinsker (1821-1891) : l’assimilation a échoué. Cet intellectuel avançait que malgré toute la volonté des Juifs de s’assimiler à la société russe, ils affronteraient toujours un antisémitisme foncier. Le sionisme de Pinsker, sur lequel Proust ne s’est jamais prononcé en tant que tel, partait de l’idée que les Juifs devraient retrouver leur terre ancestrale pour pouvoir se défendre comme dans une forteresse. Proust développe cette même thèse avec les homosexuels, pensant qu’ils ne pourront jamais devenir hétérosexuels. Ainsi Proust compare un sioniste à un sodomiste résolu, c’est-à-dire à un homosexuel fier de l’être. Mais la bourgeoisie israélite n’épousait pas ses vues. Des relations de Proust comme le grand dreyfusard Joseph Reinach étaient fondamentalement antisionistes. Durant la Seconde Guerre mondiale, un grand nombre de leurs descendants, restés en France sous le régime de Vichy, parce qu’ils pensaient qu’ils n’avaient pas à craindre pour leur vie, ont fini par être déportés, notamment dans la famille de Proust du côté juif.
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