Causeur. Après l’affaire du « mur des cons », n’a-t-on pas quelques raisons de penser que notre justice est idéologique ?
Georges Kiejman[1. Georges Kiejman est avocat depuis plus de soixante ans. Il a plaidé dans un très grand nombre d’affaires retentissantes – du procès de Pierre Goldman à celui de Georges Ibrahim Abdallah, dans lequel il représentait le gouvernement américain. Proche de Pierre Mendès France et de François Mitterrand, il a occupé entre 1990 et 1993 plusieurs postes de ministre délégué à la Justice, à la Communication et aux Affaires étrangères.]. Je ne crois pas aux préjugés idéologiques. Que les juges soient de gauche ou de droite, ils ne dépendent que d’eux-mêmes. Et dans l’ensemble, je dirais que ce qui les rapproche est plus important que ce qui les sépare.
Vous avez pourtant sévèrement critiqué la mise en examen de Nicolas Sarkozy, par le juge Gentil, dans l’affaire Bettencourt, dans une tribune publiée par Le Figaro – après avoir été refusée par Le Monde. Pourquoi, au fait ?
Je n’ose penser que c’est parce que les deux journalistes qui suivent l’affaire Bettencourt sont les correspondants habituels des juges d’instruction. Sur le fond, il est vrai que, si Nicolas Sarkozy a été mis en examen pour « abus de faiblesse », en l’absence de tout argument juridique sérieux, c’est parce que le délit de financement public est aujourd’hui prescrit. Mais en même temps, le juge Gentil, que je ne connais pas personnellement, est unanimement catalogué à droite. Il est difficile de croire qu’il poursuit Sarkozy par hostilité idéologique.
Sauf que Sarkozy a autant d’ennemis à droite qu’à gauche…
Sans doute, mais c’est beaucoup plus simple et plus humain que vous ne l’imaginez : les juges sont incroyablement narcissiques ! Un juge est un être certainement estimable, mais totalement obscur. Et lorsqu’il est projeté dans la lumière, sa première envie est de sortir du troupeau et de montrer de quoi il est capable. Le juge Gentil qui, comme beaucoup de juges, a la modestie ostentatoire, est entré du jour au lendemain – comme Mesdames Joly et Prévost-Desprez avant lui − dans tous les foyers français ! Désormais, il est l’homme qui a mis en examen Nicolas Sarkozy ![access capability= »lire_inedits »]
Dans ces conditions, le puissant n’est-il pas aujourd’hui plus sévèrement traité que le misérable ?
Même si nous n’avons pas encore inversé la formule de La Fontaine, il faut admettre que, face au « Blanc, riche et célèbre », ce facteur narcissique peut jouer. Mais nous n’allons pas soumettre les juges à un contrôle psychothérapique tous les cinq ou dix ans ! Encore que…
Certains juges d’instruction font valoir que cette célébrité est un mal nécessaire. De fait, si les affaires politico-financières étaient traitées par des juges anonymes, dépourvus de tout moyen de se faire entendre, on les étoufferait beaucoup plus facilement…
D’abord, la pression politique est beaucoup plus difficile à exercer qu’on ne l’imagine, et elle se révèle souvent contre-productive. Cependant, les fuites ont évidemment renforcé l’indépendance des juges. Tous vous diront que, personnellement, ils ne « fuitent » pas. Et en même temps, ils déclareront : « Sans la presse, nos enquêtes seraient étouffées. » La presse, quant à elle, compte sur les magistrats pour lui fournir des informations. Cela fait-il la meilleure des démocraties dans le meilleur des mondes ? Eh bien non ! L’honneur du journaliste est aussi de savoir quand il doit se taire. Le travail de délation de certains ne me semble pas sympathique.
Seriez-vous opposé au « secret des sources », validé par la Cour de cassation et par la Cour européenne ?
Normalement, une information devrait tenir sa crédibilité du fait que, précisément, on en connaît la source. On ne devrait donc pas avoir peur de placer sur écoute des journalistes qui révèlent des secrets qui ne devraient pas sortir de la sphère gouvernementale. Comment voulez-vous remonter au fonctionnaire qui « balance » sans écouter le receleur de l’information ?
La presse, dites-vous, a contribué à assurer l’indépendance des juges. N’a-t-elle pas plutôt œuvré à renforcer leur pouvoir ?
Les journalistes et les juges se soutiennent mutuellement, justement parce qu’ils ne sont pas des « pouvoirs » au sens constitutionnel du terme. À l’évidence, ce sont des alliés objectifs contre les autres pouvoirs. Ceci étant, je suis convaincu qu’un heurt violent entre la presse et le système judiciaire se produira un jour…
En attendant, le pouvoir de ces juges alliés aux journalistes est peut-être excessif, même s’il est limité par le droit…
Le droit permet tout ! – des décisions justes aussi bien que des décisions injustes maquillées en décisions justes. Quant au juge d’instruction, son pouvoir vient du fait qu’il reçoit dans un bureau clos. Et dans le fonctionnement judiciaire, tout ce qui n’est pas public et contradictoire est suspect. Vous pouvez être l’avocat le plus averti et le plus respecté, vous avez tout de même peur qu’un éclat de votre part aboutisse à placer votre client en détention. Certes, c’est le juge de la liberté qui prend la décision mais, ne nous leurrons pas, dans 95 % des cas, il suit les réquisitions du magistrat-instructeur.
Heureusement, les décisions du siège comme celle du parquet sont susceptibles de recours…
Oui, les jugements d’un tribunal peuvent être infirmés en appel. Mais rien ne garantit que les magistrats de la cour d’appel soient meilleurs que ceux de première instance. Certains arrêts de la Cour de cassation seraient cassés par un étudiant de première année. Quant à la chambre de l’instruction, c’est-à-dire la juridiction d’appel des juges d’instruction, on l’appelle « chambre de la confirmation » : sauf cas rarissimes, comme l’annulation de la mise en examen de Martine Aubry dans le dossier de l’amiante, elles ne prennent jamais le temps de voir si les dossiers méritent d’être annulés. Peut-être parce qu’elles sont composées d’anciens juges d’instruction…
Pourquoi ne pas supprimer, tout simplement, le juge d’instruction ?
C’est seulement en période révolutionnaire qu’on peut vraiment changer le système judiciaire. Il faut admettre qu’il n’y a pas de système parfait. Mais ce ne serait pas si mal d’améliorer déjà ce qui existe, par exemple en réformant les chambres d’instruction.
Restent les mécanismes de contrôle interne qui permettent de sanctionner un magistrat incompétent…
Il existe un organe disciplinaire, le Conseil supérieur de la magistrature. Mais qui sanctionne-t-il ? Le juge qui s’est montré en état d’ébriété, qui s’est masturbé à l’audience ou qui a utilisé une carte bleue volée dans un bordel en Allemagne : pas celui qui fait mal son métier. Le permis de juger est donné à la sortie de l’école et ensuite, jusqu’à la fin de la carrière, on ne contrôle plus la manière dont il est utilisé. De plus, aucune instance n’est habilitée à dire que tel juge serait bon en correctionnelle et tel autre aux affaires familiales. Comme si ces gens sortant de l’école étaient omniscients et aptes à n’importe quelle fonction. D’ailleurs, il faudrait enfin séparer le siège du parquet en termes de carrière, car ces deux institutions ne réclament pas les mêmes qualités humaines.
De plus, la réforme du CSM, actuellement en cours de préparation, laissera une grande place aux syndicats de magistrats…
Syndicats ou pas, il s’agit d’une profession très corporatiste. On ne peut toucher au statut des juges : en ce qui les concerne, il n’y a pas plus conservateurs.
Tout de même, le « mur des cons » montre que certains magistrats ont une drôle de vision du monde – que l’on pourrait qualifier de « gauchiste »…
J’ai accompagné la création du Syndicat de la magistrature et je vois bien ce qu’il est devenu. Si « gauchiste » signifie « un peu faible intellectuellement », alors oui, le SM est « gauchiste ». Mais le gauchisme est partout : la droite aussi est gauchiste. Je le répète, le problème n’est pas tant l’idéologie que l’immaturité d’un certain nombre de magistrats. Il faut comprendre que ce sont des hommes et des femmes et, souvent, de grands enfants. Ce qui pose problème n’est donc pas que le SM soit de gauche, mais que des potaches puissent être juges.
Parlons de justice criminelle. Selon Xavier Bébin, non seulement très peu d’affaires arrivent à l’audience, mais les peines de prison sont réservées aux cas extrêmement graves…
Je ne suis pas d’accord : nos prisons sont pleines, ce qui prouve qu’il y a des condamnations ! Le nombre de détenus n’a cessé de croître, et vous pouvez construire autant de prisons que vous voulez, elles seront toujours pleines.
Quid des peines-planchers pour les récidivistes ?
Elles sont inutiles. Aussi critique soit-on envers les juges, ils sont les mieux placés pour décider des peines. Reste que les récidivistes potentiels sont difficiles à déceler ! On ne peut pas éviter, malheureusement, des ratés dramatiques, mais il faut garder en tête qu’ils représentent une infirme proportion de l’ensemble des jugements.
Pour les victimes, c’est 100 %… Faut-il par ailleurs, comme le réclame une partie de la droite, juger les mineurs de plus de 16 ans comme des adultes ?
Sur la justice des mineurs, il y a effectivement un problème d’ordre culturel et idéologique. La gauche a du mal à admettre que certains mineurs, entre 16 et 18 ans, aient une responsabilité personnelle. Une nouvelle loi pourrait suffire à régler la question.
Après six décennies de carrière, pouvez-vous déceler une tendance générale dans l’évolution de la justice française ?
Aujourd’hui plus que jamais, les droits de la défense sont considérés comme des obstacles. En dehors, heureusement, des juridictions pénales, on remet en question le rôle de la parole. J’observe aussi, comme partout ailleurs, une déshumanisation qui tient à l’invasion des techniques. Aujourd’hui on communique ses conclusions par e-mail.
Finalement, qu’est-ce qu’un bon juge ?
Il faut distinguer les magistrats des juges. Les premiers sont des fonctionnaires de l’ordre judiciaire, comme ils auraient pu être des agents du fisc ou de l’équipement. Le juge, tel Salomon, est celui qui a la distance nécessaire ; il ne se sert pas des textes en fonction de ses propres préjugés : c’est son humanité qui lui fait mériter le nom de « juge ». Les très bons juges, et il y en a, forcent le respect. Mais beaucoup sont médiocres, certains franchement détestables. Et, avec ça, horriblement susceptibles ![/access]
*Photo : HA.
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