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Le juge est souverain : c’est sa nature


Le juge est souverain : c’est sa nature

En ce 4 mars 1898, au tribunal de Château-Thierry, débute la carrière de celui que Clemenceau nommera quelques jours plus tard le « bon juge », le président Magnaud. Ce jour-là, le tribunal se penche sur le cas de la fille Ménard, qui a volé un pain dans la boutique du boulanger Pierre – mais qui explique qu’elle était sans travail ni ressources, avec un enfant à charge, et qu’elle se trouvait à jeun depuis trente-six heures lorsqu’elle a commis son larcin. Quelles que soient les circonstances, pourtant, la loi est claire : il y a eu vol, la coupable doit être punie. Mais Magnaud ne l’entend pas de cette oreille : « Lorsqu’une telle situation se présente […] le juge peut, et doit, interpréter humainement les inflexibles prescriptions de la loi. » En l’occurrence, estime-t-il, « l’irrésistible impulsion de la faim » avait altéré la responsabilité de Louise Ménard, qui fut donc acquittée. Dans le même esprit, Magnaud décidera quelques années plus tard, lors d’un jugement rendu en matière d’adultère, que « le devoir d’un juge est de laisser tomber en désuétude jusqu’à son abrogation une loi si partiale et d’un autre âge ». Le « bon juge », en l’occurrence, serait donc celui qui, délibérément, prend ses aises avec la loi, faisant prévaloir sa propre vision de l’équité ou de l’humanité, de la morale ou du sens de l’Histoire ? À l’époque, la presse bourgeoise s’emporte violemment contre ce magistrat qui a acquitté une voleuse et bafoué le droit de propriété. Mais l’essentiel est ailleurs : dans le fait que ce juge politisé − qui sera  élu député radical-socialiste en 1906 −, apparaît comme le symbole du juge souverain : du magistrat qui se place au-dessus des lois dont il n’est en théorie que l’humble serviteur. Situation singulière, apparemment aberrante, mais inhérente à la fonction même de juger − et, par conséquent, presque impossible à éviter.
Le président Magnaud est loin d’être le premier juge à manifester si ostensiblement son dédain à l’égard de la loi. À vrai dire, il y a des siècles que l’on se plaint d’une telle attitude. Ainsi, au tout début du XVIIe siècle, Francis Bacon, le chancelier d’Angleterre, exhortait déjà les magistrats à « ne pas oublier que leur mission est de juger, non de faire des lois ; qu’ils sont […] des interprètes du droit, et non des législateurs »[1. Francis Bacon, De la Justice, Paris, Klincksiek, 1985, p. 81.]. Un siècle et demi plus tard,  Montesquieu, président à mortier[2. Montesquieu est nommé président à mortier au Parlement de Bordeaux en 1716, autrement dit, quelque chose comme président ordinaire de cette Cour souveraine , le « président à mortier » portant un chapeau de velours noir cerclé d’un seul galon doré, contrairement au Premier président, dont le mortier est cerclé de deux galons, et aux simples conseillers, qui n’ont pas droit à cet insigne du pouvoir…]au Parlement de Bordeaux, affirme que dans une république, les jugements devraient n’être que le «  texte précis de la loi », son reflet exact, non troublé par les idées ou les préférences du juge. Mais l’auteur de L’Esprit des lois connaît trop bien son affaire pour ignorer que ce vœu pieux relève de la chimère − en raison de la nature même de la norme juridique, qu’il appartient au juge d’appliquer à l’occasion d’un procès.[access capability= »lire_inedits »]
En premier lieu, en effet, la règle en question est inévitablement générale, imprécise, incomplète. Portalis, le principal rédacteur du Code civil, reconnaissait à ce propos qu’étant donné l’infinie variété des rapports sociaux, il était impossible au législateur de tout prévoir et de pourvoir à tout. Il y aura donc forcément des « lacunes » dans le droit, c’est-à-dire, d’innombrables hypothèses qui n’auront été ni prévues, ni réglées par le législateur : ce qui signifie qu’il appartiendra alors au juge de le remplacer en élaborant lui-même une règle nouvelle, sur le fondement de laquelle il pourra trancher l’affaire dont il est saisi. À quoi s’ajoute le fait que la loi, même lorsqu’elle est complète, peut, avec le temps, devenir inadéquate lorsqu’elle ne correspond plus aux réalités présentes et qu’elle heurte la sensibilité de l’opinion publique, qui la juge trop rigoureuse ou exagérément laxiste. C’est une fois de plus au juge qu’il appartiendra d’y pourvoir, en retouchant la règle pour aboutir à une solution aussi satisfaisante que possible. Et l’on devine ici l’immensité de ses pouvoirs, ainsi que le poids déterminant de sa subjectivité : c’est à lui de décider si la loi est devenue inadéquate, dans quelle mesure, et comment il doit y remédier.
On entrevoit ainsi le principal fondement de sa puissance – qui vient de ce qu’il doit, en toute hypothèse, interpréter la règle qu’il lui appartient d’appliquer. Francis Bacon déclarait que les juges devaient être « des interprètes du droit, et non des législateurs » : mais au fond, il n’y a pas de différence entre les deux. En effet, explique le plus célèbre philosophe du droit du XXe siècle, Hans Kelsen, la règle n’a pas en soi de « signification véritable » : avant d’être « interprétée », elle n’est qu’une suite de mots ou de phrases susceptible de significations multiples, voire contradictoires. Et c’est donc à l’interprète qu’il revient, lors du processus d’application du droit, de lui donner un sens, qu’il est libre de déterminer. Comme l’affirme un autre théoricien contemporain, Michel Troper, c’est donc lui, l’interprète, «  qui est le véritable auteur de la loi ». Ce qui signifie qu’il est au-dessus d’elle, puisqu’il la détermine et peut la modifier.
Or, ce que l’on désigne sous le terme générique loi pourra tout aussi bien être un banal arrêté municipal que la Constitution de l’État – et il en va de même pour le juge. En 1803, suite à l’arrêt révolutionnaire par lequel la Cour suprême des États-Unis se déclarait compétente pour contrôler la conformité des lois à la Constitution fédérale, le président Thomas Jefferson, déplorant amèrement cette jurisprudence, déclara que la Constitution n’était plus entre les mains de la Cour qu’un objet de cire molle, qu’elle avait désormais toute latitude pour remodeler à sa guise. « Faire des juges les arbitres ultimes de toute question constitutionnelle, écrira-t-il plus tard, est une très dangereuse doctrine qui nous soumet au despotisme d’une oligarchie. »[3. Thomas Jefferson,The Writings, New York, Derby and Jackson, 1859, tome 7, p.178.]
C’est en décrivant les rapports de forces institutionnels aux  États-Unis qu’un universitaire français, Édouard Lambert, inventa au début des années 1920 l’expression de « gouvernement des juges » : terme extrêmement péjoratif pour ce républicain qui, conformément à la tradition révolutionnaire, souhaitait cantonner les juges dans le rôle modeste de « bouche de la loi ». En allant au-delà, ils usurperaient un pouvoir qui, en démocratie, ne saurait appartenir qu’au peuple, se rendant ainsi coupable d’un crime de lèse-république. C’est ce que certains républicains chatouilleux reprochent au Conseil constitutionnel. Le problème, on l’a vu, c’est que le juge ne peut pas s’en empêcher. Comme le chantait Marlène Dietrich dans Falling in love again : « Das ist meine natur, I can’t help it. »
La question est donc : peut-on le lui interdire ? Peut-on éviter que le juge fasse de la loi un objet de cire molle, et qu’il se prenne pour le souverain ?
La réponse technique à ces questions est nécessairement partielle puisqu’elle repose sur le contrôle du juge par le juge de l’étage au-dessus. De fait, la liberté de chaque juge, ou de chaque juridiction, se trouve restreinte par son insertion dans une hiérarchie. On table sur le fait que les interprétations trop audacieuses, les lectures trop tendancieuses de la loi seront censurées en appel ou en cassation : c’est du reste ce qui advint à la plupart des jugements du « bon juge » Magnaud. Précisément, rien ne garantit que l’interprétation initiale ne sera pas censurée sur le fondement d’une autre interprétation tout aussi, voire beaucoup plus discutable, ni même que la solution retenue à l’échelon supérieur ne sera pas plus hétérodoxe que celle qui avait été adoptée en première instance. De plus, cette limitation ne vaut que pour les juridictions inférieures : au niveau suprême, la décision ne saurait être contestée ni remise en cause. Le juge ultime détient ainsi un pouvoir considérable.
Seul un pouvoir extérieur, c’est-à-dire politique, peut véritablement limiter celui des juges. Dans un État de droit, les possibilités de le faire sont dérisoires.
Dans un État totalitaire, leur mise au pas est immédiate et radicale : en URSS, les juges avaient l’obligation de se plier à la « légalité socialiste » ; dans l’Allemagne hitlérienne, de même, ceux qu’Hitler décrivait en privé comme des « parasites », apprirent promptement à se tenir à carreau : en avril 1942, on autorisa du reste la révocation sans autre forme de procès « des juges qui ne comprennent pas les nécessités du moment »[4. Martin Broszat, L’État hitlérien, Paris, Pluriel, 2012.]. Dans un tel cadre, il n’est pas nécessaire d’aller si loin : l’épée de Damoclès suffit à refroidir les ardeurs. Après le traumatisme de la Terreur, les magistrats de l’Empire se montreront ainsi d’une prudence, voire d’une docilité à toute épreuve.
Dans le cadre d’un État de droit, en revanche, c’est-à-dire, d’un système qui respecte, outre la loi elle-même, les principes de l’inamovibilité des juges et de l’indépendance de la justice, les interventions directes sont restreintes – hormis, bien sûr, le cas où un magistrat s’est rendu coupable d’une faute professionnelle ou d’un délit pénal. Et lorsque l’État prétend intervenir malgré tout, et bâillonner ses juges, c’est au risque de passer pour despotique, comme la Ve République à la fin de la guerre d’Algérie. En ce cas, soit il choisit de franchir le Rubicon, et de jeter aux orties la défroque de l’État de droit. Soit il cède, bon gré mal gré, et finit par se soumettre. C’est ce que fit d’ailleurs le régime gaullien en 1962, lorsque le Haut Tribunal militaire refusa de condamner à mort le général Salan, puis que le Conseil d’État annula, dans un arrêt retentissant du 19 octobre 1962, la création de la Cour militaire de justice, ce qui, au passage, sauva la vie d’un dirigeant OAS qu’elle avait condamné à mort et qui, sans cela, aurait dû être fusillé le lendemain à l’aube. Où l’on constate donc que le juge reste le maître du jeu, même lorsqu’il a en face de lui un homme d’État de la stature du général de Gaulle – lequel avala son képi de rage, mais ne put en définitive que se soumettre.[/access]

Juin 2013 #3

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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