Certaines choses ne se disent pas, d’autres ne se montrent pas. Encore faut-il déterminer lesquelles. Chacun a ses limites, la Justice a les siennes (normalement, il y a un rapport entre les deux). Cette équation qui est, en gros, celle de la liberté d’expression, était au cœur du procès intenté par la famille d’Ilan Halimi au magazine Choc. La semaine dernière, le tribunal avait ordonné en référé le retrait du magazine des kiosques – autrement dit son interdiction. Jeudi, la Cour d’Appel a levé en théorie et confirmé en pratique cette interdiction : en effet, elle demande « seulement » au mensuel d’occulter en « une » et en pages intérieures la photo incriminée, ce qui est à peu près impossible à réaliser autrement que par le retrait pur et simple du journal. Elle a donc fait prévaloir la souffrance de la famille sur toute autre considération. On peut le comprendre. Pour être juge, on n’en est pas moins homme – en l’occurrence, il s’agissait de trois femmes. Reste à savoir si l’émotion fait une bonne justice.
Ce procès de presse intervient alors que Youssouf Fofana et ses complices sont jugés à huis-clos pour la séquestration, la torture et le meurtre du jeune Ilan Halimi. Le 15 mai, Choc met en vente son numéro de juin. Sur la « une », une photo à peine soutenable, envoyée par les ravisseurs d’Ilan à la famille comme preuve de vie (ce qui signifie qu’elle sort du dossier des flics ou du juge) : le jeune homme a un pistolet braqué sur la tempe, son visage est recouvert d’une sorte d’adhésif à travers lequel on imagine qu’il peut à peine respirer, ses mains sont ligotées. Cette image qui évoque les vidéos diffusées sur internet par les égorgeurs islamistes dit l’atrocité de ce qui a été infligé au jeune homme. « Ilan Halimi réclame justice », proclame le titre. Le mardi 19 mai, la mère et les sœurs d’Ilan Halimi assignent le magazine en référé pour « violation de la vie privée » et « atteinte à la dignité ». Le lendemain, le Tribunal, en l’occurrence un magistrat unique, ordonne le retrait du magazine des kiosques à partir du vendredi 14 heures et le condamne à verser 40.000 € aux plaignantes. L’appel n’aura lieu que le lundi, autrement dit une fois que la mesure est pratiquement irréversible. Pour le journal qui enregistre un taux de retour de 80 %, la perte sèche se monte à près de 200.000 €.
Mon premier mouvement, justement, a été dicté par l’émotion. Peut-on, face à la douleur de la mère d’Ilan Halimi, faire autre chose que s’incliner ? Peut-on discuter la demande d’une famille qui a subi ce qu’elle a subi ? Je me suis donc rendue à l’audience d’appel avec la conviction que Choc avait bien mérité une baffe judiciaire (et financière).
Le problème, avec le débat contradictoire, c’est qu’il ouvre la voie au doute. C’est aussi sa principale vertu. Qu’on soit juge, journaliste ou toute autre chose, on n’a pas trouvé mieux que la confrontation des opinions pour s’en forger une à soi. Je suis sortie du Palais de Justice, sinon complètement retournée, du moins fortement ébranlée[1. Les esprits soupçonneux me feront remarquer que Richard Malka, l’avocat de Choc, est un ami. Certes. Mais il l’était avant l’audience et je lui avais annoncé que je ne le suivrais pas sur cette cause-là.]. Je ne sais pas s’il fallait publier la photo incriminée mais j’ai tendance à penser qu’il ne fallait pas interdire le magazine, quoi qu’on pense d’icelui.
Fallait-il publier la photo d’un prisonnier à la merci de ses geôliers ? L’argumentation de Choc et de ses avocats repose sur une idée : il faut montrer le mal pour le combattre. Aussi choquant que cela puisse être. D’ailleurs, disent-ils, certains journaux comme Tribune juive ont publié des descriptions écrites mais tout aussi insupportables des tortures infligées au jeune homme et de l’autopsie de son corps. En outre, font-ils valoir, alors que la Cour d’Assises débat à huis-clos, il est encore plus nécessaire d’informer le public, en particulier les jeunes qui lisent Choc. « Me Szpiner dit que c’est la loi du silence qui a tué Ilan, il serait incroyable qu’elle continue à prévaloir », lance Richard Malka. À d’autres, répond en substance Francis Szpiner, avocat de la famille Halimi, la seule ambition de Choc, c’est de faire de l’argent avec du sensationnel. « Nous ne parlons pas d’un crime impuni dont les images circulent sous le manteau mais d’un crime dont les auteurs sont jugés et seront condamnés par la cour d’Assises, plaide-t-il. On n’a pas le droit de tout faire parce qu’on a une carte de presse ».
Si vous autorisez cette image, tout est permis, assurent les uns. Si vous l’interdisez, on ne pourra plus rien montrer répondent les autres. Difficile, dans ces conditions, d’avoir des certitudes. À l’évidence, ces photos disent quelque chose de la vérité de notre monde. Oui mais madame Halimi. « Il faudrait la placarder dans tout Paris », me dit une amie à qui je montre la couverture litigieuse. « Je suis certain que des gamins l’afficheront en poster dans leur chambre, non par horreur mais par fascination », remarque un autre. Devons-nous adapter notre langage et notre information au niveau des plus crétins ou des moins civilisés ? Oui mais, tout de même, madame Halimi.
Au risque de vous décevoir, chers lecteurs, je n’arrive pas à me faire une religion. Je n’aurais pas publié cette photo, sans doute parce que je m’entête à croire aux vertus de l’écrit. Mais je ne jurerais pas qu’il était infâme de le faire.
En revanche, à la question « fallait-il interdire le journal ?», je répondrai par la négative. Tout d’abord, Malka m’a convaincue sur un point : qu’une décision aussi lourde et pratiquement irréversible soit prise en moins de 20 heures par un homme seul parait pour le moins léger. Mais c’est l’avocate générale (représentante du Parquet) qui m’a fait basculer, en se livrant à un cassage de gueule en règle de Choc. Quand elle a parlé en pinçant du nez, de ce « journal un peu spécial », j’ai pensé que je ne voulais pas que les juges me disent quel journal est casher et quel journal ne l’est pas.
Nous voilà bien avancés, pensez-vous. Et pourtant si. Les termes du débat étant posés, quoi qu’en pensent les juges, vous êtes assez grands pour vous faire une opinion.
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