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Judith Magre, une vie à jouer

Propos recueillis par Yannis Ezziadi


Judith Magre, une vie à jouer
Judith Magre joue les monologues de Racine, Théâtre du Poche-Montparnasse, 2024. © Sébastian Toubon

Judith Magre a tout donné au théâtre et au cinéma. Elle a travaillé avec Julien Duvivier et Sacha Guitry, Jean Vilar et Gaby Morlay, Fernandel et Jean Poiret, jusqu’à François Ozon et Paul Verhoeven. Et à 97 ans, elle continue de brûler les planches ! Rencontre avec une actrice qui ne se prive de rien.


Judith Magre est une reine des planches. Un monstre de théâtre. À 97 ans, elle est l’histoire du théâtre. Des aventures et des époques, elle en a traversé. Jean-Louis Barrault, Claude Régy, Jean Le Poulain, Jacques Charon, Jean Vilar, Jorge Lavelli ou encore Georges Wilson l’ont mise en scène. Au cinéma aussi ! On l’a vue tourner sous la direction de Sacha Guitry, Julien Duvivier, Louis Malle, René Clair, Claude Lelouch ou plus récemment François Ozon et Paul Verhoeven. Elle a partagé la scène avec Jacqueline Maillan, Madeleine Renaud, Laurent Terzieff, Denise Grey, Suzanne Flon, Charles Denner, Jean-Louis Trintignant, Jean Poiret, Michel Serrault et Gaby Morlay. Depuis ses débuts, à la fin des années 1940, elle n’a jamais arrêté un seul instant. Jouer, jouer et jouer encore. Quand elle n’est pas sur scène, elle a l’impression d’être « un tas inutile ». Mais Judith Magre est avant tout une curiosité, une créature. Une apparition ! Elle intrigue, elle fascine. Elle distille le mystère. Son visage est un masque antique. On ne sait ce qui se cache derrière. On s’interroge. C’est un masque de théâtre. Judith Magre n’est pas une actrice, c’est l’Actrice. Elle est là, sur les planches, elle profère. Elle prête son corps, sa voix et sa musique aux personnages et aux textes qu’elle incarne. La psychologie des personnages, ce n’est pas son truc. Elle croit aux mots. À une journaliste qui lui demandait comment elle s’était préparée pour jouer au théâtre le rôle de la sublime putain et écrivain Grisélidis Réal, en 2014, elle avait répondu : « On m’a donné un texte à dire. Vous savez, les mots, ce n’est pas innocent. » Elle est une femme d’instinct. Elle apprend son texte laborieusement, elle déteste cela. Et lorsqu’enfin il a imprimé sa mémoire, c’est le miracle. Le miracle des acteurs, des grands. Elle est. C’est fait. D’ailleurs, elle a très peu suivi de cours de théâtre. Seulement trois mois au cours Simon ! C’est sur scène qu’elle a tout appris, en jouant. Et, peut-être, en regardant les autres. 

La première fois que j’ai vu Judith Magre, c’était en 2013, dans Dramuscules de Thomas Bernhard. Je me souviens d’un grand frisson parcourant mon corps lors de son entrée en scène et de ses premières répliques. Elle possède cette chose inexplicable : la présence. Il suffit qu’elle soit sur une scène pour que la magie opère, pour que théâtre il y ait. C’est une sorcière. Elle envoûte le spectateur. Comme si elle lui jetait un sort. Sa voix grave et profonde, si particulière, et la cadence mécanique de ses mots décortiqués hypnotisent. Elle charme le public, ce tas de serpents. Judith Magre a tout fait, en tout cas beaucoup. Le confort ? Elle ne connaît pas ! Elle s’engouffre dans les aventures, aujourd’hui encore. Elle a joué le boulevard, la comédie, la tragédie et le drame bourgeois. Les mots d’Eschyle, Sartre, Racine, Shakespeare, Molière, Giraudoux, Anouilh, Claudel, Vauthier, Tennessee Williams, Tchekhov, Bourdet, Ray Cooney, Camus, Copi, Cocteau, Barillet et Grédy, Koltès ou encore Jean-Marie Besset sont sortis de sa bouche teintés de sa voix. Elle a chanté aussi. Un album de chanson française produit par Jacques Canetti. Judith Magre est inclassable. C’est d’ailleurs au cabaret qu’elle s’est fait remarquer. Elle jouait à La Fontaine des Quatre-Saisons le spectacle « Marie-Chantal » de Jacques Chazot, aux côtés de Guy Bedos. Voilà maintenant près de quatre-vingts ans que chaque soir – ou presque – inlassablement, elle se retrouve fardée, sous les projecteurs, pour accomplir ce geste magnifique et absurde : jouer.

Aujourd’hui encore, chaque lundi, elle retrouve la scène du Poche-Montparnasse sur laquelle elle joue les grands monologues des tragédies de Racine. Tour à tour, elle incarne Hermione, Bérénice, Athalie, Phèdre, Agrippine et Roxane. Assise sur un vieux fauteuil de style, dans sa grande robe de velours noir, elle est une apparition éternelle. Son récital de monologues raciniens est plus qu’un simple spectacle. C’est un rite, une messe, un culte dont elle est la déesse. Ses adorateurs, réunis dans l’ombre, profitent encore et encore de son apparition magique. Ils profitent de cette particularité, de cette chose étrange, de cette sensation unique : Judith Magre. 

Judith Magre et Laurent Terzieff dans Nicomède de Corneille, 1964. © AGIP/Bridgeman Images

Elle trouvera que j’en fais trop ; tant pis ! C’est la vérité.

Pour Causeur, je me rends chez elle. Il est 15 heures. Judith hésite entre du champagne et du whisky. Mais il n’est que 15 heures. Qu’importe, Judith veut un whisky. Moi aussi ! Et la bouteille nous accompagne tout l’après-midi. « J’aime boire ! J’ai toujours aimé ça. Le whisky et le champagne. C’est mon petit plaisir ! Et… le caviar ! » Qu’importe l’heure, qu’importe l’âge et le « comme il faut ». Judith Magre est une femme libre, sans tabou. « Je fais ce que je veux, et je ne veux pas qu’on m’emmerde ! » Et ce qu’elle ne veut pas, elle ne le fait pas. Les enfants, par exemple ! Comme Carmen, « libre elle est née, libre elle mourra ». Elle vit pour son art et pour son plaisir. Comme Tosca qui chante « Vissi d’arte, vissi d’amore », elle vit d’art et d’amour. Et la retraite, Judith ? « La retraite ?! 97 ans, c’est un peu tard pour prendre sa retraite ! »


Causeur. Vous êtes ce que l’on appelle une personnalité. Vous avez une voix particulière, une diction et une musicalité bien à vous. Pensez-vous qu’une personnalité, ça se travaille, ça se construit ? Les influences sont-elles importantes ?

Judith Magre. On subit l’influence de tout et de tout le monde. Forcément ! Je n’ai jamais cherché à imiter les grands acteurs que j’ai vus, mais ils ont forcément influencé ma personnalité. 

Qui étaient les acteurs qui vous fascinaient ?

Raimu, Jouvet, Gaby Morlay, Michel Simon… Je garde un grand souvenir de Laurence Olivier et Vivien Leigh que j’avais vus jouer ensemble au Théâtre de l’Odéon dans Titus Andronicus de Shakespeare. J’y étais allée avec Julien Duvivier pour qui je tournais à ce moment-là L’Homme à l’imperméable aux côtés de Fernandel et Bernard Blier. J’admirais aussi beaucoup Marie Bell.

Vous avez vu jouer Marie Bell ? 

Oui ! Je l’ai même bien connue. J’ai joué dans le théâtre qu’elle dirigeait. On s’aimait beaucoup. Et surtout, on a bu beaucoup de coups ensemble. On rigolait bien. On garde aujourd’hui l’image de la tragédienne, mais c’était une bonne femme très marrante. J’ai connu tellement de gens, de grands acteurs, de grands auteurs… quand on les connaît dans la vie, quand on devient amis avec eux, ils deviennent des amis comme les autres. Sartre par exemple ! J’ai joué trois pièces de lui. Nous sommes devenus très proches. Je l’admirais beaucoup, mais quand j’étais avec lui on ne pensait qu’a rire et à boire.

Vous avez souvent joué la tragédie ?

Non, très peu. J’ai joué Bajazet pour la télévision. Phèdre, en tournée. Et Horace de Corneille pour la télévision aussi. Ce n’est pas ma spécialité. Je n’ai d’ailleurs pas de spécialité. J’ai fait tout et n’importe quoi, selon ce qu’on me proposait. Si les propositions me plaisaient, quel que soit le style, je les acceptais.

Quel rapport avez-vous à l’alexandrin ?

Pas de rapport spécial ! Je respecte ses douze pieds et voilà tout. Je me souviens que lorsque Maurice Escande – qui était un acteur extraordinaire – jouait l’alexandrin, quand il avait un trou de texte, comme il ne pouvait pas improviser afin de respecter le nombre de pieds, disait « tatatatata… » avec le bon nombre de « ta » pour ne pas casser la musique !

Parlons de l’actualité… Vous avez signé la tribune de soutien à Gérard Depardieu. Cela vous a-t-il causé des ennuis ? 

Sûrement pas ! Personne ne m’a emmerdée. D’ailleurs, si on avait essayé… (Rires.) Mais qui voulez-vous qui m’emmerde ? Dans le théâtre dans lequel je jouais à ce moment-là, le Poche-Montparnasse, personne n’a fait la moindre remarque. Notez que dans ce théâtre, dans lequel plusieurs spectacles se jouent en même temps, toutes les actrices ont alors signé : Myriam Boyer, Brigitte Fossey et moi. Gérard Depardieu est un ami. Je l’ai bien connu. Pour moi, ce n’est pas un violeur, point. Je l’aime.

Vous, on ne vous a pas embêtée. Mais beaucoup de signataires ont eu des pressions de leur agent, de directeurs de théâtre, de producteurs…

Même si j’avais été dans cette situation, je n’aurais pas retiré ma signature. J’ai signé, j’ai signé. Point. Il y en a qui ont la trouille, ça les regarde. Je ne peux pas me mettre à leur place. Une fois qu’on a signé, comment peut-on retirer sa signature ? Franchement… c’est ridicule.

Que vous inspire la moralisation de la vie artistique ?

Je ne me suis jamais vraiment préoccupée de la morale. Ni de la mienne, ni de celle des autres ! Je n’ai jamais fait de mal à personne. Mais là, ce qui se passe dépasse la morale. Je ne peux pas comprendre qu’on vive avec un mec pendant cinq ans puis, qu’un beau jour, on se rende compte qu’on était sous emprise, qu’on n’était pas consentante. Tout cela est pathétique. Et ça détruit des vies. La connerie, la méchanceté et la haine ont toujours existé. MeToo est le mode d’expression actuelle de toute cette horreur.

Que pensez-vous de la notion d’emprise ?

C’est tellement con. On découvre la lune ! Quand on est amoureux, on est sous emprise. C’est ça l’amour.

Dans votre vie d’actrice, vous n’avez jamais été victime d’agression sexuelle ?

Jamais. On ne m’a même jamais mis la main aux fesses, et pourtant elles étaient belles ! Et si quelqu’un l’avait mise, je lui aurais demandé de la retirer. Sans en être choquée. J’ai toujours été une femme libre et ne me suis jamais sentie la victime de qui que ce soit.

En parlant de liberté, avez-vous vécu Mai 68 comme une libération, notamment sexuelle ?

J’ai toujours été libérée sexuellement : je n’ai pas attendu Mai 68 ! J’ai toujours fait ce que je voulais. Je n’attends pas les modes ou les autorisations pour faire ce qui me plaît.

Vous êtes anti-MeToo, mais autrefois, vous étiez féministe.

Moi féministe ? Non !

Vous aviez pourtant signé le « Manifeste des 343 salopes » en faveur de l’avortement.

Ah, oui ! Oui… bon. Je l’avais signé pour faire plaisir à ma copine Simone de Beauvoir. Et puis, je trouve que c’est horrible d’être enceinte quand on ne l’a pas désiré, et de ne pas pouvoir s’en débarrasser. Mais, à mon sens, plutôt que de faire de la pub pour l’avortement, on devrait en faire pour les moyens contraceptifs. En dehors de cela, je n’ai jamais été engagée dans le combat féministe.

Revenons-en à la morale. Vous avez connu Louis-Ferdinand Céline, non ?

Oui, très bien. J’allais souvent chez lui, à Meudon, avec Marcel Aymé. Parfois avec Roger Nimier. J’ai passé des moments extraordinaires avec lui. C’est l’être le plus brillant et le plus généreux que j’ai connu. Tout ce qu’il racontait était passionnant, fascinant. Il m’avait offert une petite chienne perdue qu’il avait recueillie. Il m’avait dit : « Je vous donne cette chienne, ça va vous faire le caractère. » Je l’ai gardée pendant vingt ans.

Vous n’avez jamais été gênée de nouer une relation amicale avec lui, sachant les accusations d’antisémitisme dont il faisait l’objet ?

Je ne l’ai jamais entendu prononcer la moindre phrase antisémite. Pourtant j’ai beaucoup parlé avec lui. Je n’ai pas lu les pamphlets dans lesquels il faisait, paraît-il, profession d’antisémitisme. Et de toute façon, je ne juge qu’avec ce que je vois. Ce qu’il a écrit, c’est une chose. Mais l’être que j’avais en face de moi était extraordinaire, intellectuellement et humainement. C’est tout.

Nous parlons dans ce numéro de Causeur de Roman Polanski. Si, aujourd’hui, il vous proposait un rôle, l’accepteriez-vous ?

Tout de suite ! Je trouve que c’est un être magnifique et, en plus, un génie. Tout ce qui lui arrive me dégoûte. C’est immonde. Je l’aime, je l’admire, point.

Mais vous est-il arrivé de rencontrer et d’admirer des salauds ?

Non. Tous les génies que j’ai rencontrés étaient des gens formidables. Avec parfois des défauts, des caractères particuliers. Mais pas des salauds, non.

Auriez-vous pu admirer un salaud ? La morale tient-elle une place dans votre admiration ? Plus généralement, pensez-vous qu’un génie puisse aussi être un salaud ?

Je ne peux parler que de mon expérience. J’ai eu la chance de rencontrer quelques génies qui n’étaient pas des salauds. J’ai donc tendance à croire que les génies sont plutôt des êtres rares et d’une grande qualité humaine. D’une grande générosité.

Claude Lanzman – qui a été votre mari – ne vous a jamais reproché votre amitié avec Céline ?

Non. Il ne m’a jamais fait la morale là-dessus.

Comme beaucoup de gens, êtes-vous inquiète de la tournure que prend le monde ?

Inquiète ? À mon âge ? Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute !


À voir

« Judith prend Racine au Poche », Théâtre de Poche-Montparnasse. Tous les lundis à 19 heures, tél. : 01 45 44 50 21, theatredepoche-montparnasse.com

Juin2024 - Causeur #124

Article extrait du Magazine Causeur




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est comédien.

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