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Juan Marsé: le jeune adolescent et la vieille Polonaise

"Heureuses nouvelles sur avions en papier" (Ed. Bourgois)


Juan Marsé: le jeune adolescent et la vieille Polonaise
Juan Marsé © LM Palomares

Juan Marsé (1933-2020) a écrit quinze romans, qui ont fait de lui l’écrivain emblématique d’une cité méditerranéenne: Barcelone. Dans son avant-dernier livre, Heureuses nouvelles sur avions en papier, paru en Espagne en 2014, et traduit seulement aujourd’hui en français, Juan Marsé revient sur la mémoire juive du XXe siècle.


Bref roman d’apprentissage, Heureuses nouvelles sur avions en papier est une sorte d’esquisse testamentaire, où tout est fragile et précaire comme le cours même d’une vie. Bruno est un adolescent mal dans sa peau. Il vit dans un petit appartement avec sa mère, Ruth. Tous deux s’entendent plutôt bien. Son père, Amador, les a quittés quand Bruno avait neuf ans. Aussi bien, Amador a toujours été une sorte de hippy qui a mal tourné, devenu un quasi-vagabond mendiant la charité dans les villes qu’il traverse. C’est bien pourquoi, lorsqu’il revient un soir au domicile conjugal, Bruno ne l’accueille pas avec joie, et, très distant, affecte de l’appeler par son nom de famille, « M. Raciocinio ». 

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Bruno a d’autres centres d’intérêt, apparemment moins perturbants. Ainsi, sa mère lui demande de rendre de petits services (contre rémunération) à une voisine, Mme Pauli, « l’extravagante locataire du quatrième droite », qui occupe son désœuvrement à jeter de petits objets par sa fenêtre. De son vrai nom Hanna Pawlikowska, née à Varsovie il y a 70 ans, c’est une ancienne danseuse. Elle a vécu les heures sombres du ghetto de Varsovie, rue Nowolipie, au moment où ses propres parents avaient déjà été assassinés à Treblinka. Comment Bruno la voit-il ? Sans doute comme « une vieille Polonaise un peu siphonnée, une amie de sa mère qui passait sa journée à parler avec un perroquet bleu et à lancer de son balcon des avions de papier journal ». Mme Pauli a une nièce, Érika, qui vient lui rendre visite de temps à autre. Bruno apprécie beaucoup cette femme séduisante : « il émanait d’Érika Korpinski une odeur de lavande fraîche et un air en permanence festif et estival ». Elle rassure Bruno.


La montée des souvenirs

En général, le monde qui l’entoure inquiète l’adolescent : son père, Mme Pauli – ou encore les enfants imaginaires qu’il rencontre en rêve dans la rue, les frères Rabinab, sortis tout droit d’une vieille photographie du ghetto de Varsovie. C’est ce cliché qui obsède d’ailleurs Mme Pauli, faisant ressurgir tous ses souvenirs. Elle le dit à Érika : « Et la photo des six garçons dans la rue. Surtout, celle-là, parce que je veux la faire encadrer. » Ce sont les derniers jours que Mme Pauli passe dans son appartement. Les événements tragiques de sa jeunesse reviennent dans sa tête : « l’horreur et la misère des jours qu’elle avait vécus par le passé s’étaient de nouveau emparées d’elle ». Bruno comprend qu’il doit aider Mme Pauli, écouter ce qu’elle lui transmet, l’héritage de la Shoah. Ce sera pour lui sa façon de grandir, et de devenir un homme.

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J’ai aimé, dans ce roman de Juan Marsé, une certaine nonchalance naïve, qui m’a fait penser à l’univers si particulier d’Albert Cossery. L’ombre de Romain Gary, aussi, plane évidemment au-dessus de cette intrigue, qui ne nous parle que d’amour entre les êtres et d’espoir. Car j’ai oublié de dire que Mme Pauli ne se contentait pas de lancer ses avions en papier vers le monde extérieur, mais qu’elle écrivait dessus, à chaque fois, de petits messages réconfortants pour les passants qui, peut-être, les ramasseraient. Juan Marsé a manifestement mis beaucoup de lui dans le personnage crépusculaire de Mme Pauli, et c’est ce qui rend sa prose vraiment touchante.

Heureuses nouvelles sur avions en papier, de Juan Marsé. Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu. Éd. Bourgois.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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