Alain Souchon, chantre de l’homme moderne des années 1970, a fêté hier ses 80 ans. Ses flonflons à la française cabossés et tendres sont la bande-son de notre adolescence désappointée
Dans un autoradio famélique, aux baffles saturés, traversant une forêt berrichonne, « Ultra moderne solitude » empoisonne l’habitacle de notre Mini-Morris Minor. Ma mère conduit, silencieuse, ray-ban sur le nez. Sur le chemin de l’école, en cette fin des années 1980, baignant dans une adolescence brouillonne, aveuglé par les tics du moment, clips et autres images fluo, rêvassant au bikini de Sabrina, captivé par le décolleté de Samantha Fox, je maudis cette chanson française à textes qui psalmodie le crépuscule mitterrandien. Le progressisme du « Printemps de Bourges », réminiscence post-soixante-huitarde larmoyante et satisfaite d’elle-même, ne m’atteindra pas. J’étais pourtant présent ce soir de 1988 où Johnny Clegg et Jimmy Cliff ont enflammé les 18 000 spectateurs du Stadium. Je fais allégeance à Sade et à Tanita Tikaram mais pas à la nouvelle scène tricolore qui, avec ses réflexes d’anarchistes encartés, vieille déjà d’une dizaine d’années, nous refait le coup de la révolution permanente à chaque élection présidentielle. Ses bonnes manières civiques et expiatoires m’indiffèrent. Sa tontonmania a des relents d’école des fans. Je trouve tout ça suspect sans être capable d’expliquer pourquoi. Le pressentiment que la grande lessive avait commencé peut-être et que les faux-semblants seraient à la parade durant longtemps. Je préfère me vautrer dans un consumérisme yankee ostentatoire. Pour ma génération née sous Giscard à l’Elysée, la musique vient d’Amérique, au pire d’Angleterre comme Colt Seavers est inséparable de son pick-up GMC Sierra Grande. Et le cinéma d’alors a l’attraction des blockbusters. Eddie Murphy et Mel Gibson portent une veste Varsity aux couleurs des Detroit Lions et d’un « B » brodé en majuscule. Nous connaissions mieux, à cette époque, la Côte Ouest californienne, de Sacramento à San Diego que le canal du nivernais. Elsa et Glenn Medeiros pédalaient sur leur bicross à Venice Beach dans ce roman d’amitié préfabriqué. Felix Gray et Didier Barbelivien chantaient « A toutes les filles » dans une Jeep et un décor à la John Ford. Madonna avait même posé nue dans l’édition du Playboy US, deux ans avant que Pierrette Le Pen s’affiche en soubrette. Après la mort de son père, le général Hallier, Jean-Edern, poignant et grandiloquent, avait affirmé que « parler à la première personne, c’est déjà se révolter » au micro de Chancel dans l’émission Radioscopie. Le trublion n’était pas si éloigné de l’intention première du chanteur Souchon, parler à bas-bruit de ses tressaillements intérieurs, ne pas avoir peur de proclamer sa fragilité et d’accepter l’effritement du temps. Dans ma jeunesse, je trouvais cette posture impudique et improductive. Ce défaitisme romantique, autodénigrement et refus de grandir, me paraissait le luxe des classes bourgeoises. Depuis, j’ai changé. Il faut plusieurs décennies pour être enfin touché par le fado de Souchon, son lamento des eaux tristes, ce détachement souvent rieur qui nous fait accepter nos propres limites. En cela, le non-bachelier élevé dans un pensionnat suisse qui vit le jour au Maroc est proche des poèmes païens de Pessoa, de leur onde pernicieuse et aussi apaisante dans un monde en totale décrépitude. « Le mystère des choses, où est-il ? » écrivait le Lisboète. Le Casablancais dit le même chose dans « On avance » : « Tous ces morceaux de nous qui partent » Que tous les Hommes sont « bidon » et que nous avons toujours 10 ans, en 1988 comme en 2024. Il y aura toujours des jeunes filles qui marchent sur la Baie de Somme, des souvenirs à la pelle, des transats, un ciel voilé, le crépitement de notre cœur en fusion, une fin d’été pluvieuse, une lassitude qui nous emporte, des gros seins, des gros culs, une larme qui arrive et que l’on ne peut pas retenir. « Pourquoi ces rivières ? ». Les chansons de Souchon ont le parfum de la pâte de coing, une douceur astringente, délectable, naïve et essentielle. Quand j’écoute « Ultra moderne solitude », à bientôt cinquante ans, j’ai de nouveau quatorze ans, je ressens les nids-de-poule de cette départementale fatiguée, je prends un aller direct vers le miroir de mon passé, dans les élans et les ingratitudes des âges bêtes, peu d’artistes ont cette force de rétention et de révélation. Bon anniversaire !
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !