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Des hommes et des mortaises

Francis Navarre ne cache pas l’ingratitude, la solitude et les difficultés matérielles d’une profession peu valorisée par la société...


Des hommes et des mortaises
Francis Navarre © Le Dilettante

Dans Jours ouvrés, aux éditions Le Dilettante, Francis Navarre, le charpentier lettré, voyage d’un chantier l’autre.


Francis Navarre est un passager clandestin dans le monde du bois. Les vocations manuelles sont la plaie des familles intellectuelles. Quel pire destin pour un garçon épris de littérature que d’emprunter la voie dissidente de la charpente ou plus largement celle de la plomberie ou de la maçonnerie, au lieu de suivre un cursus universitaire classique. C’est choisir le déclassement, la déconsidération, l’épuisement, le plein air, les risques d’amputation, la cohabitation avec les « damnés de la terre », immigrés nouvellement débarqués et recevoir, le vendredi, son enveloppe en liquide, au cul de la camionnette. Si aujourd’hui, les métiers manuels ont le vent en poupe chez les fraîchement diplômés de l’enseignement supérieur et que les médias encensent le travail des mains, le glorifient même, par démagogie et méconnaissance, il n’en fut pas toujours ainsi au début des années 1980. Le bâtiment, la restauration ou la mécanique ont charrié les enfants du prolétariat comme l’internat drainait les gosses de toubibs. Dans Jours ouvrés aux éditions Le Dilettante, Francis Navarre ne cache pas l’ingratitude, la solitude et les difficultés matérielles d’une profession peu valorisée par la société. Pour lui, ce sacerdoce-là fut une forme de libération, de contentement parfois et même d’accomplissement personnel. Une émancipation par le bois. La découverte d’une langue, son vocabulaire et ses us, ses hiérarchies et ses bouleversements techniques, sa geste et sa gaudriole.

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Navarre a choisi la charpente comme on entre dans les ordres, n’a-t-il pas suivi l’apprentissage rigoriste des Compagnons ? Dans ce texte ni racoleur, ni misérabiliste, traversé par un humour désenchanté et une écriture au point de Hongrie, précise et géométriquement plaisante, Navarre ne panthéonise pas les Hommes du BTP, ni ne les caricature à outrance. Il les regarde à bonne hauteur, sans distance, droit dans les yeux. Il est des leurs. Souvent, la littérature ouvriériste à vocation lacrymale et prérévolutionnaire est portée par des intellectuels totalement étrangers au domaine étudié, n’ayant jamais pris un marteau dans leur main, ou suer, sang et eau, pour démonter un malheureux carter d’huile. Et répéter à l’infini, à toutes les saisons, les mêmes gestes dans l’indifférence et l’insécurité. Toute construction ou réparation se révèle désordonnée, rétive, anarchique, la réalité s’emboîte mal, les plans et les commanditaires, les délais et les finitions, l’incompatibilité est le fardeau quotidien, la démerde, l’unique option envisageable.

Couverture du livre « Jours ouvrés », de Francis Navarre. © ledilettante

Navarre raconte, par petites touches, une éducation professionnelle, les envies et les devoirs, les chantiers en France, aux États-Unis et en RDA, il met des mots sur « la valeur travail » avec drôlerie et une tendresse ébréchée. Pourtant, ce récit n’est pas tendre, la fabrique du réel a quelque chose de désabusé et de vain ; cependant, Navarre aime son métier et s’enorgueillit de l’exécuter dans les règles de l’art. Il y a une fierté qui émeut dans cette simplicité-là. Toute sa vie, il devra donc composer avec « le bordel ambiant », inhérent à toutes les activités humaines. Son « baptême du feu » à Sainte-Geneviève-des-Bois se révèle à la fois instructif et désolant. Il fait connaissance ce jour-là, avec la charpente industrielle, « le degré zéro du métier est atteint », ce qu’il appelle très justement « la trivialité du métier ». Il fut formé dans les limbes, dans la transmission, l’épure et le respect de la matière brute, il devra désormais se plier aux exigences de la productivité dans une économie de gestes et de moyens. Il rend hommage à ses maîtres : « Ce fut le mérite de leur magistère de m’avoir élevé dans ce latin-grec et la bienheureuse ignorance de la réalité à venir ». On suit Navarre jusqu’en Amérique où il est déçu par l’usage abusif et exclusif du clou, l’antithèse de la charpente en bois, la ferraille d’une civilisation itinérante qui construit dans l’éphémère, qui élève des habitations pour durer quelques années tout au plus, une société de la consommation qui rivette, à la va-vite, à la sauvette ne peut satisfaire l’esthète Navarre. L’épisode des robinets plaqués or de l’Hôtel Excelsior est flaubertien ; quant à son expédition en RDA, dans une économie planifiée, où les relations sont codifiées, c’est une merveille de reportage à la Henri Calet.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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