Je les ai fait entrer dans le grand hangar vide où ma voix résonnait :
« Les douze, là, avancez jusqu’au milieu de la pièce… »
J’ai refermé derrière eux pour qu’on soit tranquilles. Je les ai passés en revue sans rien dire, comme dans Cold Case, quand Scotty Valens tourne autour de sa proie avec l’air de l’avoir déjà terrassée avant de commencer. Le bruit de mes pas se démultipliait jusqu’aux poutrelles métalliques du toit. Ma voix contenue est montée à son tour :
« Donc, vous onze, vous avez assisté au viol d’une femme dans votre RER sans tenter de l’aider ? Pas un pour dire aux autres : “On y va” ? Pas un pour demander au violeur d’arrêter ? »
Même les mouches ne volaient plus pour ne pas abîmer leur silence coupable. Je me suis tourné vers le violeur :
« Eh, vous, le lover, approchez-vous !… Donc vous fourrez votre sexe, vos doigts et votre trousse à outils dans des endroits où on ne vous a pas demandé de les mettre. Dans des endroits où on vous a supplié d’arrêter de les mettre ? De quel droit ?… La fille, elle se serait baladée avec une médaille d’or de karaté, vous auriez fourré vos trucs partout de la même manière ?… En résumé, vous, ce qui vous plaît, c’est de gagner quand vous êtes sûr de ne pas perdre ?… »
Il en avait rien à foutre, le lover. J’ai laissé un temps comme dans Homeland avant qu’on apprenne des trucs terribles. Et puis j’ai hurlé :
« Enculez-vous! Tous ! Les lâches, le violeur ! Sodomie time !!! »
Ils sont passés de je ne sais pas quoi dire à je ne sais pas comment m’en sortir. Ils étaient tous prêts à défendre leur vertu.[access capability= »lire_inedits »] Chacun d’eux surveillait ses onze agresseurs potentiels.
« Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je crois que j’ai eu peur… »
Ça venait de la gauche. Sa tête de fayot a émergé derrière l’épaule du grand avec la chemise col pelle à tarte et la gourmette. Sa petite voix bafouilleuse m’a tout de suite irrité.
« … mais, normalement, je suis féministe à mort… Les 0,29 % de Caroline De Haas avec sa liste Féministes pour une Europe solidaire aux élections européennes… Eh ben, c’est moi !… C’est moi qui ai voté pour elle ! Et j’ai lu tout son blog sur Mediapart : 2 éditions, 4 articles d’édition, 4 commentaires, 41 billets ! 41 ! J’ai tout lu, putain ! Tout ! Je peux sortir ?… »
J’ai souri. Il a pris mon plaisir pour de la bienveillance.
« J’ai eu un moment de faiblesse, mais je suis un ami des femmes, moi… Je peux sortir, m’sieur ? D’habitude, j’ai tout bon. J’appelle jamais une femme “mademoiselle”. Même la fille de ma voisine, elle a que 8 ans, mais avant de savoir son prénom, je l’appelais “madame”. Je peux sortir ? En plus, je vais jamais aux putes, c’est mal. Je peux sortir ? »
C’est à ce moment-là que j’ai pleinement ressenti le sens du mot hiératique : raide, figé dans ma majesté, j’ai juste fait non avec la tête. Le craquement lent de mes cervicales était déjà une promesse. D’un geste de skieur qui tire sur ses bâtons pour s’élancer, je leur ai rappelé ce que j’attendais d’eux.
Encouragé par la tentative du fayot, col pelle à tarte a pensé qu’on était en démocratie, qu’on pouvait dialoguer.
« Mais non, mais on n’est pas… »
Je l’ai interrompu plein d’innocence. Oh ! que ma voix était douce :
« Vous êtes pas quoi ? »
Plein d’espoir, il a continué :
« Ben, on n’est pas… On n’aime pas le faire avec des hommes, quoi… Enfin, moi, j’aime pas… »
Qu’est-ce qu’il avait à vouloir marier le verbe aimer avec un viol ? Je l’ai grondé, il faut savoir éduquer :
« J’espère bien que t’aimes pas ça ! Sinon où serait l’intérêt ?! Allez, hop ! On s’enfile, messieurs… Tout de suite ! »
Ces enfoirés ne bougeaient pas. Les mouches se sont posées une à une. On est retournés au silence parfait. Celui qui protège ce genre de types depuis des siècles…
Alors j’ai ouvert la porte…
Ce sont les 1 500 Pakistanaises victimes de crimes d’honneur en 2014 qui sont arrivées en premier. Elles étaient suivies de leurs 3 500 « collègues » de diverses nationalités. Un an de crimes d’honneur dans la même pièce. Elles n’avaient pas l’air cool… Et puis leurs têtes écrasées à coups de pierres, leurs visages brûlés à l’acide…, ça faisait un petit peu peur. C’est quand les 1 100 femmes de la République démocratique du Congo violées la veille ont fait une entrée commando qu’ils ont commencé à s’exécuter. Surtout que les 1 100 de l’avant-veille suivaient en hurlant, machette brandie. Les types s’activaient de leur mieux, se pénétraient dans tous les sens pour montrer à quel point ils étaient prêts à coopérer, mais quand les 130 millions d’excisées se sont mises à pousser pour entrer à leur tour, j’ai perdu le contrôle. J’ai pensé à ma peau, je me suis faufilé entre les corps meurtris et suis arrivé dans la rue.
C’est là que le téléphone m’a réveillé.
J’ai soulevé le journal sur lequel je m’étais endormi, le nez sur la photo du Paris-Melun où s’était déroulé ce énième viol ferroviaire, et j’ai attrapé mon portable.
Alice Lepers me proposait de participer à « Mettez du rouge ».
« Je suis un homme, si une femme est agressée devant moi, je m’engage à prendre sa défense.
– Oh l’autre ! Tu vas mettre du rouge à lèvres ?! T’es PD ?
– Eh ben, ouais, mon pote, je suis une fiotte hétérosexuelle. Alors je mets du rouge. Pour te faire parler. Pour que d’autres gens se disent : “Mais pourquoi il se travelotte lui ?” Pour qu’ils s’arrêtent deux secondes sur l’idée qu’on a un gros problème. »
Qui concerne un peu plus de la moitié de l’humanité.
Je ne vous cacherai pas que ça ne remplace pas.
Que des bouffées de violences m’assaillent encore en dépit du fait que j’ai mis du rouge à lèvres sur un plateau dé télé. Mais c’est un début.
Un moyen de frapper les esprits à défaut des coupables.[/access]
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