Perlefter, histoire d’un bourgeois, roman inédit de Joseph Roth survole toute la rentrée littéraire. Même inachevé, ce texte frappe fort et vise juste, au cœur des passions tristes de notre temps. Retour inespéré vers l’un des plus grands écrivains du xxe siècle.
Laissés quelques instants sans surveillance, les élèves de la rentrée littéraire sont dissipés. Un brun au regard triste, qui plaît beaucoup aux filles, parle de yoga. Il prétend dire toute la vérité et ajoute… « ou pas ? ». La question semble passionner le cercle qui l’entoure. Quelques rangs plus loin, un autre groupe d’admiratrices s’est formé autour d’un beau garçon à la parole facile. Il tire à boulets rouges sur son père, son beau-père, son ex, il cite Spinoza et ponctue ses phrases d’un « je sais, je ne suis pas à plaindre » que son auditoire juge « trop chou ». Au premier rang, une élève évoque des abus sexuels dans les vestiaires et, près du radiateur, plusieurs inconnus pestent contre le manque de reconnaissance. Hypnotisée par son propre vacarme, la classe n’a pas vu arriver le proviseur, un petit homme à la démarche et au regard flous, silhouette fragile vêtue d’un costume constellé de taches. Il entre. Le silence se fait. C’est Joseph Roth. Une hiérarchie venue de loin s’impose soudain dans cette scène tirée du Petit Nicolas ou, plus vraisemblablement, des Sous-doués. Le calme revenu, parlons livres.
Écrit entre deux chefs-d’œuvre
Les éditions Robert Laffont publient Perlefter, histoire d’un bourgeois, roman inachevé datant de 1929 et accompagné de huit nouvelles également inédites. À la charnière entre la fin des années 1920 et le début de la décennie suivante, le talent de Joseph Roth est à son apogée. Perlefter a mûri à l’ombre de deux très grands livres, Le Prophète muet, variation libre sur la vie de Trotsky, superbe tableau ironique des révolutionnaires bolcheviks et, surtout, Job, roman d’un homme simple, un tour de force rivalisant avec La Marche de Radetzky (1932), le chef-d’œuvre de l’écrivain. Ce Perlefter retrouvé ne tutoie pas ces sommets, il pêche forcément par le relâchement des œuvres inachevées, mais il suffit de quelques lignes pour comprendre que ce texte abandonné reste un événement. On y retrouve la simplicité unique du style, proche du conte, cette façon inégalable de conjuguer les observations physiques et morales dans un même paragraphe, et une prodigieuse maîtrise de l’art du portrait : « Elle ne mourait pas la tante Sammet. La Mort la dédaignait. Elle la considérait comme une ombre que l’on ne peut saisir. Ou elle la tenait pour une égale […] La tante eut de nombreux accidents. Elle passa sous les roues d’une voiture, elle trébucha, elle s’écorcha tout le corps, un des enfants lui jeta un pique-feu à la tête. Mais elle ne mourait pas. » Ou encore : « Le vieux vivra jusqu’au jugement dernier. Il est coriace, taiseux et son visage est brun comme la terre. Il n’est jamais en colère, jamais aimable, toujours sur le qui-vive, ses petits yeux sont toujours écarquillés comme s’il n’avait pas de paupières et comme s’il n’avait jamais besoin de dormir. » Qui dit mieux à l’automne 2020 ?
« Je veux de la tranquillité à tout prix »
Avec ce livre, Joseph Roth s’attaque au bourgeois avec la verve destructrice d’un Flaubert. Alexandre Perlefter, le héros, recherche un perpétuel juste milieu. Pour une seule raison : la stabilité a fait sa fortune, le désordre causerait à coup sûr sa ruine. Dans le même temps, il sait bien qu’une société aristocratique lui aurait claqué toutes les portes au nez. Il ne peut donc pas se permettre d’être exagérément conservateur. « Il avait peur de la révolution. Allait-on socialiser ? Tout prendre aux riches, comme en Russie ? La monarchie se révélait quand même être le régime le plus sûr. […] Quand il vit que l’on ne socialisait pas, la république lui plut aussi », résume Roth. Pour cet homme uniquement guidé par ses intérêts et ses peurs, une vertu l’emporte sur toutes les autres : la concertation. « On peut discuter de tout. Tout conflit est superflu. Je veux de la tranquillité à tout prix. »
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Quelques années plus tard, en 1933, après l’autodafé des livres d’écrivains juifs par les nazis, Roth signera un article intitulé « L’autodafé de l’esprit ». Il y décrit une société qui « capitule par faiblesse, par paresse, par indifférence, par inconscience », rédigeant ainsi l’épitaphe de Perlefter et de son monde. En effet, le roman ne cesse d’élargir sa focale. Il part d’Alexandre pour observer ensuite ses amis puis sa famille. Comme tous les grands écrivains, Joseph Roth écrit en « fils », afin de démêler les liens enchevêtrés qui unissent les enfants et les pères, pour mettre en évidence le mélange d’incompréhension et de respect, d’admiration et parfois de haine qui forme les plaques tectoniques toujours en mouvement sous la continuité des générations. Fredy, le fils Perlefter, s’impose comme un parfait spécimen d’enfant-roi, héritier repu fonçant vers le mur avec un bandeau de soie sur les yeux. Un grand con, en somme, comme on en voit trop rarement en littérature.
Perlefter, c’est nous
La plus bête des erreurs serait de transformer ce roman en plaidoyer ou en pamphlet. Chacun sera prompt à voir en Perlefter un centriste, un macronien, un adepte de la « cancel culture », un de ces électeurs de François Fillon qui surveille les valeurs morales et boursières avec la même vigilance. Fausse route. Nous sommes tous dans le viseur de Joseph Roth. Perlefter, c’est nous. Nous, élevés dans le confort matériel, loin des conflits meurtriers, englués dans les considérations individuelles, sortis de l’Histoire pour entrer dans les journées de commémoration ou de déboulonnage. Au moins, le bourgeois du roman avait-il ses raisons, la boucherie de la Première Guerre mondiale glaçait encore le sang et les consciences de 1929. Il marchait en somnambule vers un autre précipice et nous le jugeons pour cette raison, sûrs de notre clairvoyance de borgne. Mais, nous, vers quel gouffre marchons-nous, avec notre air supérieur ? Impossible à dire : le roman est inachevé. C’est la dernière ruse de Joseph Roth.
Joseph Roth, Perlefter, histoire d’un bourgeois, Robert Laffont, 2020.