Le premier tournage évoqué par Patricia Losey dans le livre consacré à son mari est Eva (1961), filmé à Rome et à Venise. D’emblée, on se sent plongé dans une existence où se mélangent le maccarthysme et la Dolce Vita. Le petit vin italien, la lumière, des honoraires non payés mais aussi la loyauté envers les amis blacklistés, eux aussi exilés en Europe, avec lesquels Losey accepte de travailler gratis. Sur fond glamour, la lutte politique est toujours là.
Cependant, sous la plume de Patricia Losey, tout est sujet à ravissement : le train Rome-Londres, l’arrivée à Victoria ou un été à Cabourg en maillot de bain sous les cirés. En 1967, lors d’un rendez-vous sur le yacht des Burton, il est impossible de discuter tant il y a de monde, y compris une actrice anglaise qui masturbe son chien (sic). Richard Burton et Liz Taylor lèvent l’ancre pour échapper à tout cela…
Les Losey étaient-ils des bobos ? En 1964, ils fêtaient la victoire des travaillistes en buvant du cognac avec la baronne Moura Budberg. Celle-ci, il est vrai, avait été la maîtresse de Gorki. « J’ai toujours été de gauche – affirme Patricia Losey – mais peut-être que d’un certain point de vue, j’étais apolitique. » En 1969, enseignant un semestre à l’université Dartmouth, Joseph Losey refusait de noter ses élèves. Mais Patricia Losey ne peut réprimer son admiration en évoquant un autre professeur (ancien pasteur écossais) devant lequel les étudiants cessaient de poser les pieds sur la table au moment où il s’écriait « Nous sommes dans le temple du savoir ! » Comme il est étroit le chemin de la cohérence. Il est fort heureusement complété par celui de la curiosité.
Depuis plusieurs années, Joseph Losey s’intéressait à Trotski. En 1971, le projet de film se concrétisa enfin. Le cinéaste admettait alors que « toute l’époque stalinienne de [sa] vie » l’avait empêché de connaître d’autres choses ; il comprenait qu’ « une sorte de lavage de cerveau avait eu lien dans les années trente. » Du reste, le mélange des genres continuait : à peine terminé le tournage de Trotski, il se déplaçait sur les lieux du Go-Between dans le Northamptonshire pour en faire la promotion devant la famille royale. « La reine-mère et la 4e internationale » note Patricia Losey.
Un an plus tard, Joseph Losey semblait avoir troqué son vieux stalinisme pour un progressisme plus actuel. Las, dans une lettre adressée à Jane Fonda, il reconnaissait toujours tomber dans les mêmes pièges tendus par les journalistes. « Il est évident qu’après quarante ans d’expérience avec ces gens-là, je suis toujours aussi peu qualifié pour leur faire face. » En 1977, il tournait Les routes du sud où l’un des personnages admet avoir « perdu [ses] certitudes, mais gardé [ses] illusions. »
En 1965, Joseph Losey n’avait pas de compte en banque, mais il ne manquait pas de moyens. Toujours le même mélange. Les Losey rêvaient d’avoir une maison à Venise, mais c’était trop cher. En compensation, ils firent la connaissance de Peggy Guggenheim. En 1973, année noire sans film, c’est Alain Delon qui prêta l’argent du ménage. Les revenus des artistes sont décidément trop volatiles.
Faut-il évoquer – sans désobligeance – l’exil fiscal des Losey l’année suivante ? De la liste noire à l’ardoise fiscale… Changement d’époque. Justement, à la baronne Budberg qui craignait d’avoir dans son métier de scénariste à agir contre l’URSS et ainsi de « mourir renégate », Joseph Losey répondait que seule une personne de sa génération (née en 1892) pouvait s’exprimer ainsi. Après avoir changé plusieurs fois de maris, d’amants et de nations (espionne, contre-espionne), la baronne s’identifiait finalement à sa patrie.
Avec Eva (1961), Losey, deux fois divorcé, livrait une « célébration mélancolique du mariage bourgeois » vu comme « l’histoire d’une prostituée et d’un escroc ». Patricia avertissait son futur époux : le public risquait de ne pas s’identifier avec cette vision. De son côté, elle raconte tristement avoir été battue par son premier mari. Ses enfants grandirent loin d’elle ; elle apprit à les connaître, vécu même quelques moments de bonheur qu’elle qualifie d’ « ordinaires », mais admet finalement qu’elle « ne peut rien pour eux » quand les problèmes du jeune âge adulte se profilent.
Malgré sa force colossale de travail, Joseph Losey tombait souvent malade. Patricia Losey ne manque pas de nous le montrer un verre à la main. C’est d’ailleurs une cirrhose qui l’envoya pour de bon à l’hôpital. On annonça aussi un cancer. Il avait 75 ans. « Ce fut un moment très grave et très triste » écrit Patricia Losey. « Un moment de responsabilité et d’acceptation. Un moment à vivre avec la mort, peu habituel dans notre société. » Le temps de l’introspection, peut-être. C’est un voyage périlleux, comme celui de Monsieur Klein (1975), dont on a souvent dit qu’il était la métaphore d’une époque coupable d’indifférence, qui aurait finalement trouvé en elle-même son propre juge. (Rappel : Monsieur Klein se condamne en quelque sorte lui-même à la déportation.) Peut-être. Monsieur Klein était aussi un amateur d’art et un homme curieux, il voulait se renseigner non pas sur ses propres fautes et turpitudes, qu’il connaissait fort bien, mais sur la réalité de l’autre, sur la vie abstraite, sur la vie en tant qu’œuvre d’art. Et il donne finalement sa propre vie pour cela. Joseph Losey a consacré sa vie à l’art. Chez lui, la conscience (de classe) est passée tout armée dans l’art. Comme l’observait Moravia, à propos de Pour l’exemple (1964) : « Losey excelle moins dans la description du mal que dans celle de la conscience du mal ».
Drôle de couple ! Ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre et pourtant se connaissaient si peu. Le lecteur attentif remarquera ainsi les nombreuses allusions à la difficulté d’intégrer le travail de Patricia Losey dans le générique. « Nous nous sommes parlés pendant des années avec un mélange d’amour et d’irritation, écrit-elle. Durant les dernières années, Joe disait souvent qu’il ne savait plus s’il me parlait à moi ou s’il se parlait à lui-même. “C’est la même chose” disait-il. »
Patricia Losey, Mes années avec Joseph Losey, L’âge d’homme, 2015.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !