Dans les couloirs oubliés de la crypte de ceux qu’on ne lit plus, Joseph de Maistre (1753-1821) occupe un prestigieux tombeau. Si la plupart des désenchantés que nous sommes n’ont plus les yeux pour lire les vitupérations de l’auteur savoyard, anti-républicain monarchiste et théocratique, il n’en demeure pas moins que celui-ci a apposé un large sceau à la pensée d’un XIXe siècle en pleine reconstruction intellectuelle, au crépuscule de l’ancienne société.
Ses Considérations sur la France, rédigées en 1797, ne laissent pas de montrer que Maistre fut un visionnaire des prévisibles béances de la modernité, et un fieffé écorcheur, un infatigable bourreau de l’esprit d’un XVIIIe siècle pédantesquement qualifié de lumineux. Comme le soulignaient Emil Cioran ou Roland Barthes, sa lecture peut être motivée par un plaisir dilettante plutôt que par une quelconque adhésion, tant ses énoncés peuvent heurter la craintive sensibilité d’une époque qui oublie de penser, tout comme par la curiosité intellectuelle de découvrir celui qui fut, notamment, le maître à penser de Charles Baudelaire.
Critique anthropo-théologique de l’idéal émancipateur des Lumières
Pour lui et nombre d’antimodernes après lui, les individus sont surdéterminés par le péché originel, et un mal inhérent transcende une société inguérissable, que tentent de canaliser l’ordre politique et la religion. Sans la civilisation, qui n’est rien d’autre que le dressage des natures, l’homme n’est pas le «bon sauvage» que Rousseau se plaît à imaginer dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il est au contraire une créature inféodée par ses appétits, sa volonté de puissance et de conquête. Bien loin des fantasmagories que la littérature de son époque répand, Maistre voit en général dans l’œuvre de Rousseau et de Voltaire les conditions théoriques de la Terreur, que la Révolution ne manquera pas d’incarner dans la brutalité de l’acculturation républicaine.
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Sans se limiter à une critique superficielle des prétendus errements de la politique révolutionnaire, ainsi que le font les historiens qui s’acharnent à l’excuser, Maistre soutient que le XVIIIe siècle est en soi une errance, et que ses idées abritent « un esprit d’insurrection », que ne cesseront pas d’alimenter l’effritement du lien social, l’abolition des corporations, des privilèges et des lois fondamentales du Royaume. Penseur de la violence, il écrit : « l’histoire prouve malheureusement que la guerre est l’état habituel du genre humain », et cet état de fait, qu’il déplore, trouve sa source dans la nature peccamineuse de l’Homme, n’en déplaise aux promoteurs de la raison individuelle, qui est pour lui une plaisante coquecigrue.
Dénonciation des chimères du droit moderne et du constitutionnalisme
Face à un ordre socio-institutionnel façonné par la traversée des âges et le consentement coutumier des gouvernés, ce que Maistre dénonce comme étant une « manie constitutionnelle » – c’est à dire la doctrine selon laquelle la constitution d’un peuple peut être écrite et fixée dans un texte – n’apportera que discorde et instabilité. L’histoire lui donne raison, la France ayant connu pas moins d’une douzaine d’ordonnancements constitutionnels entre la Constitution du 3 septembre 1791 et le passage à la Troisième République le 4 septembre 1870, ce à quoi l’on peut pourtant répondre que le Moyen-Age et la centralisation du pouvoir royal ne sont pas avares en guerres civiles et en bouleversements politiques. Il note dans son Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines (1814) que « plus on écrit, plus l’institution est faible », avant d’asséner plus loin que « tout ce qui est écrit n’est rien ». En d’autres termes, tout ce que la Révolution a contribué à détricoter, elle a cherché à le rétablir par l’appui de chétifs succédanés, que sont les lois, toujours plus nombreuses, et les constitutions, toujours moins authentiques.
Sur le temps long, Maistre nous amène à observer que la modernité allait inexorablement faire péricliter les bases de la société, et que l’individualisme, dans ces infâmes mécaniques, allait broyer le ciment social, comme le désenchantement du monde trouverait son incarnation institutionnelle dans la laïcité. Tous les reniements que le monde moderne a infligés à la vieille société, Maistre en apercevait les prodromes dans les écrits licencieux de son siècle, qu’au demeurant il connaissait parfaitement, et dont il adoptait souvent les méthodes pour mieux en révéler leurs extravagances. Ces signes annonciateurs ont quitté la sphère des livres, par le coup d’État parlementaire qui eut lieu le 17 juin 1789, lorsque le Tiers-Etat s’est déclaré motu proprio « Assemblée nationale ». Cette étape charnière, ce point axial de l’histoire de France, était pour Maistre un acte d’une haute gravité. « Un des plus grands crimes qu’on puisse commettre, c’est sans doute l’attentat contre la souveraineté, nul n’ayant des suites plus terribles » déclare-t-il à l’égard des attaques perpétrées contre le pouvoir royal. Les suites meurtrières de la République et de l’Empire sont pour lui causées par ces crimes, et il retient que « toute nation a le gouvernement qu’elle mérite », et non pas celui qu’elle prétend s’assigner.
Le dédain qu’appliquaient les révolutionnaires à l’égard de la chrétienté était pour lui impardonnable, et il résumait sa position en formulant que « le principe religieux préside à toutes les créations politiques, tout disparaît dès qu’il se retire ». Cependant, le reproche principal que l’on pourrait objecter à cette assertion est que Maistre se contente, ici comme ailleurs, d’une réfutation des thèses modernes qu’il raille en les qualifiant d’illusions, en se fondant lui-même presque exclusivement sur le registre religieux, circonstance qui ne manquera pas d’embarrasser le sceptique, aussi critique soit-il des idées révolutionnaires…
Une lecture providentialiste de la Révolution
L’incontournable Sainte-Beuve, à l’occasion d’une étude qu’il rédigeait à propos des écrits maistriens en 1851, présente les Considérations sur la France comme un « ouvrage étonnant », soulignant ses « saillies perpétuelles ». Joseph de Maistre assimile la Révolution française, l’écroulement du Royaume, et le sang versé à flots à une œuvre de la Providence. La sanction terrifiante d’une main supernelle détruisant tout pour régénérer, et promettre le redressement d’un tissu social décadent et d’une aristocratie corrompue par sa frivolité immodérée. « Si la Providence efface, c’est sans doute pour écrire » résume-t-il.
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La Révolution, par l’effet de laquelle tout s’envole, où les pierres amoncelées des édifices en ruine brillent du sang des victimes, est pour lui une manifestation de la divinité, ayant pour finalité le rétablissement de la monarchie et la reviviscence de la piété et des institutions. En confrontant la France à l’anarchie, en la livrant à la guerre civile et au spectacle de toutes les obscénités, celle-ci redeviendra fidèle à la royauté, éprise d’un amour augmenté par la privation punitive dont elle a été affligée. Pour l’auteur, s’inscrivant au moins sur ce point dans l’héritage de l’Antiquité, il y a un cosmos, un « ordre commun » qui réglerait le monde naturel, moral et politique, souffrant épisodiquement des « exceptions ». La Révolution ne serait qu’une soustraction ponctuelle à cet ordre commun. Aussi pour l’auteur, il ne fait point de doute qu’une Restauration surviendra. Elle allait advenir durant l’été 1814, 17 ans après l’écriture de ces Considérations, date que l’auteur qualifia de « grande explosion », dans la mesure où dès cet instant il passa pour un penseur prophétique et admiré.
Durant cet intervalle, Maistre mena une vie singulière. Il quitta la noblesse de robe et la magistrature pour préférer le loisir des lettres, et préféra se consacrer à l’étude des textes classiques, sans oublier bien sûr les égéries des Lumières. Alors ambassadeur depuis 1802 du Royaume de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, Maistre a vécu 11 ans séparé de sa famille, sans que lui fût accordé le droit de les recevoir. En renfort d’une œuvre purement intellectuelle frappante de causticité, Maistre nous a légué une correspondance mouchetée de mélancolie. Ces échanges épistolaires sont pour lui l’occasion de confier qu’il vit le plus souvent retranché dans son cabinet de lecture, et que ses rédactions sont quelquefois interrompues par l’irrésistible écoulement des larmes que lui causent la tournure de l’histoire, et notamment l’épopée de Napoléon, qu’il qualifiait comme nombre de royalistes « d’usurpateur ». Dans le premier entretien de ses Soirées de Saint-Pétersbourg (1821), il écrit : « je n’ai plus de droit à ce qu’on appelle vulgairement bonheur ».
En somme, qui entreprend de retracer la genèse du malaise moderne voire des intarissables folies que nous offre l’actualité, ne peut s’abstraire de l’œuvre maistrienne qui, aussi dissonante qu’elle soit pour nos oreilles, a influencé la pensée d’êtres aussi divers que Lamennais, Taine, Comte, Renan ou encore Proudhon. Sa verve étincelante, tout comme ses écrits marqués à l’encre de l’amertume, font de lui un penseur à part, refusant les systèmes, et foudroyant les idées reçues de son époque, celle pourtant qui s’était jurée de les combattre toutes. Dressé contre un siècle qui allait enfouir le vieux monde dans la suie de l’aliénation industrielle et le néant du matérialisme, Joseph de Maistre restera, selon la formule de Léon Bloy, celui à qui revient le triste honneur d’avoir « prononcé l’oraison funèbre de l’Europe civilisée ».
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