Que dirait José Maria Sert à ce ministre intègre de la critique gourmée, Philippe Dagen, qui l’accable aujourd’hui ? J’espère qu’il répondrait simplement : « J’ai vécu ! » puis que, l’observant à la dérobée, mais souriant tout de même, il ajouterait cette précision : « Et sur un grand pied ! » Car il fut riche et prodigue.
Le Petit Palais, une fois de plus, a fait le choix de l’audace et de l’intelligence. Après le choc pictural que représenta Jean-Louis Forain, il nous offre José Maria Sert. Et voilà qu’un censeur du dernier académisme en vigueur, assis dans la tribune de l’art officiel, fait connaître son courroux : cette manifestation consacrerait un artiste médiocre et un mondain inutile – et en prime un salaud ! Étrange hargne s’agissant d’un homme supérieurement doué tant pour le dessin que pour le bonheur.
José Maria Sert est né catalan, à Barcelone, en 1876, dans une famille aisée. En 1899, il vient à Paris qui restera son havre quand il arpentera la planète. Enfant, il n’a manqué de rien ; adulte, les milliardaires éclairés et autres « heureux du monde »[1. Chez les heureux du monde est le titre français d’un livre magnifique d’Edith Wharton.] lui commandent des décors, facturés à prix d’or. Il aime la belle vie, les palaces, les femmes, la compagnie des gens spirituels et gais, les écrivains, les excentriques. On ne lui connaît pas ces passions mauvaises que sont l’aigreur, la jalousie, la délation. Bref, son existence fut extravagante, toute de sensualité, vouée au plaisir et au travail. Est-ce assez dire qu’il fut catholique, espagnol et catalan par sa langue, par l’excès, la munificence de ses jours, et méditerranéen encore, par le goût du rite et de la mise en scène « sang et or ». Le catholicisme est la religion de l’incarnation ; ses représentations des saints et des martyrs se confondent souvent avec les postures de l’extase amoureuse…
Reste à comprendre pourquoi M. Dagen, du journal Le Monde, après une allusion méprisante à son œuvre, se contente d’un rappel biographique univoque de l’homme pour condamner définitivement l’artiste.[access capability= »lire_inedits »] Pour quel motif extra-esthétique interdit-il à ses lecteurs de se rendre au Petit Palais ? Depuis quand juge-t-on de la qualité d’un peintre à ses égarements politiques ? M. Dagen croit habile de préciser qu’au moment où Sert peint « une allégorie de la défense de l’Alcazar, haut fait des troupes nationalistes durant la guerre civile […] Claudel écrit son inoubliable Ode au maréchal Pétain, publiée dans Le Figaro du 10 mai 1941. Évidemment, voilà qui crée des liens. » Vychinsky[2. Andreï Ianourievitch Vychinsky (1883-1954) fut l’implacable procureur général des tristement célèbres « procès de Moscou ».] goûtait ces télescopages de calendrier, lorsqu’il voulait envoyer un prévenu au bagne ou au cimetière. On commence par moquer un entrepreneur en badigeon, et l’on termine sur un maréchaliste, complice de crimes de guerre. Nous avons, en France, une sorte de tribunal permanent, où siègent de vigilants juges instructeurs toujours énervés, à la manière d’un Didier Daeninckx qui dénonce plus vite que son ombre.
José Maria Sert consentit, non sans hésitation, aux moyens brutaux mis en œuvre par un général nationaliste, que vomit littéralement le grand Bernanos[3. Dans Les Grands cimetières sous la lune, Georges Bernanos, qui vitupère « la terreur cléricale », l’alliance du sabre franquiste et du goupillon catholique, écrit : « La tragédie espagnole, préfiguration de la tragédie universelle, fait éclater à l’évidence la misérable condition de l’homme de bonne volonté dans la société moderne qui l’élimine peu à peu, ainsi qu’un sous-produit inutilisable. »]. L’Espagne était alors le théâtre d’atrocités, perpétrées par les deux camps avec une fureur et une cruauté qui étonnèrent le monde : éventrations, égorgements, émasculations, viols, assassinats de toutes les façons. Sert vit dans le « Caudillo de España por la Gracia de Dios » le sauveur de l’Espagne : il fallait, hélas, choisir son camp ! Sur ce contexte historique, l’exposition ne cache rien, n’enjolive rien[4. Un détail a échappé à son redoutable contempteur : Sert se désola sincèrement de n’avoir pu obtenir la libération du tendre Max Jacob, pour laquelle Jean Cocteau − dénoncé, lui aussi, par M. Dagen − n’a pas ménagé ses efforts.]. Un détail a échappé à son redoutable contempteur : Sert se désola sincèrement de n’avoir pu obtenir la libération du tendre Max Jacob, pour laquelle Jean Cocteau − dénoncé, lui aussi, par M. Dagen − n’a pas ménagé ses efforts.]. La guerre civile déchira les familles et suscita un affreux carnage « intestin », auquel les nazis contribuèrent par le bombardement de Guernica, considéré, à juste titre, comme un acte de terrorisme d’État. Pour ma part, je ne crois pas que Sert se soit réjoui de ces événements.
Au reste, Picasso l’estimait beaucoup, tout comme Cocteau, Winnaretta de Polignac, John D. Rockefeller et le baron Robert de Rothschild. Commerçant habile, disposant d’un atelier parisien parfaitement organisé, il n’a jamais cessé de travailler, vendant très cher son savoir-faire de décorateur aux privilégiés de la fortune. Rappelons que la mondanité parisienne, alors cosmopolite par vocation, formait la plus éclairée et la plus perspicace réunion de portefeuilles boursiers et de comptes bancaires qui se pût imaginer. L’anecdote suivante nous fait mieux imaginer ce que nous avons perdu: le 15 mai 1920, après la première de Pulcinella, le prince Firouz, attaché d’ambassade de Perse à Paris, recevait chez lui Serge de Diaghilev, Misia et José Maria Sert, la princesse Murat, Igor Stravinsky, Pablo Picasso et madame, née Olga Khoklova, Francis Poulenc tout jeune, le comte et la comtesse Étienne de Beaumont, Lucien Daudet, Jean Cocteau et Raymond Radiguet… Imagine-ton, aujourd’hui, les soirées de l’ambassadeur d’Iran ?
José-Maria Sert n’est évidemment pas un artiste majeur, ni même mineur : il est à part. Il n’était pas un visionnaire portant en lui un monde neuf, bouleversant, qu’il se serait efforcé d’imposer ou, tout au moins, de faire partager. Il n’eut d’autre ambition que de vivre. Surdoué, nourri de culture classique, sa « manière » de peintre lui fermait par avance les portes de l’histoire de l’art, mais il ne s’en souciait pas. De son vivant, il était déjà une exception chatoyante, un mirage des temps perdus, l’ultime signal d’une étoile éteinte depuis longtemps.
Il voulait en mettre plein la vue, en donner pour leur argent à ses commanditaires généreux[5. On pourra admirer in situ, au musée Carnavalet, à Paris, le décor de José Maria Sert pour la salle de bal de l’hôtel particulier du baron de Wendel, lyrique absolument, délirant et parfaitement contrôlé, de facture plutôt art déco. Contrairement à ce que prétend M. Dagen, le Petit Palais est tout à fait indiqué pour accueillir les productions hors normes de Sert, par sa destination première − il était voué aux arts décoratifs lors de l’Exposition universelle de 1900 −, et par les proportions de ses salles. Tout de même, cet homme peignait un paravent, destiné au boudoir de la reine d’Espagne, une huile sur étain et bois, de 2,75 m x 4 m !]. Homme des compositions « titanesques » (il embellit le Waldorf Astoria et la salle de conseil de la fameuse Société des nations, à Genève), il tenait enfermé dans sa palette le génie de la grande peinture ancienne, dont il maîtrisait à la perfection les codes. Mais si tous les maîtres gisaient en lui, il développa sa puissante originalité, ainsi que sa modernité. Bref, Sert est un artiste. Et c’est bien ce qui fonde la nécessité de la présente exposition.
Ses vastes compositions, ses méthodes de travail font l’objet d’une remarquable démonstration : procédé d’agrandissement, figurines en bois animées, modèles humains photographiés sous tous les angles, recherche de l’effet dramatique, de la contorsion compliquée ou très aimable… Les femmes, en particulier, y sont supérieurement traitées ; il leur donne d’ailleurs les traits, l’allure des Parisiennes de son temps. Elles administrent un monde factice, ensorcelé de leur chair comme de leur parole, et semblent naturellement comblées de tant de dons pour la volupté, si complètement organisées, appareillées pour la séduction, qu’on ne leur imagine pas d’autre occupation terrestre que celle de l’amour au milieu de la plus brillante société. On comprendra mieux tout cela en admirant les panneaux du paravent monumental, Les Quatre saisons, que lui commanda Arthur « Boy » Capel, le grand amour de Coco Chanel.
Nombre de ses décors ont disparu ou sont invisibles au commun des mortels. Allez donc vous émerveiller au Petit Palais, consentez à cet enchantement, courez au spectacle de la profusion des couleurs, des corps, des matières, jouissez de cette démesure décorative ! N’écoutez pas les censeurs ! Enivrez-vous de la fantaisie de José Maria l’enchanteur.
Exposition José Maria Sert, Le Titan à l’œuvre (1874-1945), Petit Palais, jusqu’au 5 août.
« Non content d’être franquiste, Sert était riche. On ne le lui pardonne pas ».
Pilar Saez Lacave, est, avec Susanna Gallego Cuesta, commissaire de cette exposition qui interroge les choix de la postérité.
Patrick Mandon. Rassurez-nous : avec cette exposition, vous n’avez pas tenté de réhabiliter le franquisme ?
Franco est mort et, Dieu merci, l’Espagne est une démocratie ! Sert était un opportuniste ; il a travaillé pour la monarchie, pour la République. Il jouissait d’un énorme prestige, et il s’en servait pour prendre des commandes. S’il se place toujours du côté du vainqueur, c’est qu’il désire plus que tout poursuivre son travail ! Ce qu’a compris ce grand bourgeois catholique de la politique espagnole tient en quelques faits : aux premiers jours de la guerre, on a mis le feu à la cathédrale de Vic, qu’il avait décorée − l’œuvre de sa vie −, et on a tué nombre de ses amis, dont Jaume Serra, le chanoine, très âgé, qui l’avait toujours soutenu. Pourtant, il hésite un long moment avant de prendre position en faveur des nationalistes.
Mais Sert n’était-il pas, de son vivant, un éblouissant anachronisme ?
C’était peut-être sa qualité ! Il arrive très jeune à Paris, mais il n’est pas affecté par les transformations radicales qui, progressivement, vont bouleverser l’art en général et la peinture en particulier. Ses références sont wagnériennes, elles lui sont transmises par Vincent d’Indy et par Albéniz. Voilà son avant-garde ! Pour la peinture, il regarde d’abord vers Maurice Denis et Gauguin, c’est-à-dire vers la couleur comme élément de la composition, plus que vers la forme, mais il constate que ce n’est pas sa voie. Finalement, il écoute sa nature, qui le porte vers la toile tridimensionnelle, les grandes surfaces, l’exubérance, la Renaissance et le Baroque italiens. Il a ignoré les modes, les tendances. Mais je crois aussi que son art a épousé d’une certaine façon son époque.
Que nous apprend une telle exposition ?
Ce qui est intéressant chez Sert, et ce que n’a pas vu M. Dagen, c’est qu’il nous conduit à nous interroger : sur l’évolution du goût, par exemple. Comment recevons-nous, aujourd’hui une telle peinture ? En son temps, Sert était considéré comme un grand artiste. Immédiatement après sa mort, il est tombé dans l’oubli. Quels sont les traits sur lesquels nous bâtissons notre passé ? Pourquoi conservons-nous celui-ci, et ignorons-nous cet autre ? Qu’est ce qui fonde le jugement de la postérité ? Ce sont ces questions que nous avons voulu poser. Alors oui, ses choix politiques l’ont grandement desservi, de même que sa prédilection pour une clientèle fortunée et sa propre réussite matérielle. C’est aussi cela qu’on ne lui pardonne pas. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Sert, l’idée d’une telle exposition, à Paris, était insoutenable ; or, elle se tient au Petit Palais ! Laissons les générations nouvelles définir leurs propres critères de sélection et forger leur propre goût.[/access]
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