« Les films de Benazeraf charrient des pierres et des diamants » disait Henri Langlois.
C’est peu dire que la disparition il y a une dizaine de jours du cinéaste José Benazeraf est passée à peu près inaperçue. Difficile d’imaginer, on en conviendra, les chaînes de télévision diffuser en guise d’hommage La veuve lubrique ou Le majordome est bien monté, mais quelques papiers rappelant la singularité de sa carrière et la puissance des premières œuvres du cinéaste auraient été bienvenus. Car voyez-vous, ma bonne dame, Benazeraf ne fut pas seulement un « vulgaire » pornocrate (ce qui, après tout, n’est pas plus méprisable que publicitaire ou chef d’un quelconque parti politique) mais un auteur inspiré et bouillonnant, exprimant à travers l’érotisme une volonté révolutionnaire de briser tous les freins sociaux et de faire voler en éclats tout ce qui mutile la liberté de l’individu.
Né en 1922 à Casablanca, Benazeraf sort diplômé de Sciences Po, débarque dans le milieu du cinéma grâce à sa fortune familiale et par le biais de la production (Les lavandières du Portugal de Pierre Gaspard-Huit), fait une apparition dans À bout de souffle de Godard et débute derrière la caméra au début des années 60 avec L’éternité pour nous (aussi connu sous le titre du Cri de la chair).
Dans la lignée des films de la Nouvelle Vague, Benazeraf enchaîne les tournages rapides pour de petits budgets (son cinéma s’inscrit dans une économie de séries B) et pimente ses polars violents ou ses mélos existentialistes de scènes de plus en plus osées à mesure que les mœurs se relâchent.
À ce titre, certains associent systématiquement son nom à celui de Max Pécas : débuts à la même époque, évolution progressive d’un cinéma dit « sexy » (dont ils furent, en quelque sorte, les pionniers) vers un érotisme plus explicite et qui finira par le passage au porno hard.
La comparaison s’arrête là : autant Pécas est un cinéaste sans envergure et plutôt moralisateur, manifestant peu de goût pour les plaisirs de la chair (il abandonnera très vite le X pour revenir aux comédies de plage franchouillardes qui ont fait sa renommée), autant Benazeraf est incontrôlable et flamboyant, transformant les conventions du cinéma de genre en authentiques diamants bruts. Avec des films comme Le concerto de la peur (1962), La nuit la plus longue (1964) ou encore L’enfer est sur la plage (1965), Don José fait voler en éclat les stéréotypes du film noir et leste ses œuvres d’un existentialisme poisseux (les petits gangsters qui enlèvent et séquestrent une jolie pépée dans La nuit la plus longue en attendant un homme qui, tel le Godot de Beckett, ne viendra jamais).
Son sens inouï du montage et du découpage transforme des récits de séries B dignes de la littérature de gare en véritables cérémonies érotiques et extatiques. En jouant sur la disjonction entre l’image et le son (la musique a une importance considérable dans l’œuvre de Benazeraf et on n’oubliera pas celle de Chet Baker dans Le concerto de la peur ou La nuit la plus longue), en travaillant la couleur (voir la « messe en rouge et noir » dixit Bory que constitue Le désirable et le sublime) ou la voix off; il transcende la pauvreté de ses scénarios par des mises en scène flamboyantes et étourdissantes.
En 1966, Benazeraf se heurte brutalement à la censure qui réclame une interdiction totale du film Joë Caligula, superbement interprété par l’immense Gérard Blain. Il ne sortira qu’en 1969, après quelques coupes. Plus que la violence de ce polar ou l’érotisme qui imprègne de plus en plus durablement les œuvres du Condottiere, c’est sans doute son anarchisme qui dérange et cette manière de toujours mêler à ses fictions des références à l’actualité politique et sociale du moment. Cet « intellectualisme » (comme Godard, Benazeraf use et abuse de la citation) qui s’exprime de plus en plus dans des œuvres comme Frustration (où l’on retrouve Elizabeh Teissier avant qu’elle ne devienne l’astrologue favorite d’un ancien président de la République, sans doute plus séduit par ses formes plantureuses que par ses prévisions ; du moins, on l’espère !) ou l’hallucinant Le désirable et le sublime où Don José crache rageusement sur tout le cinéma du moment (Godard excepté), sur le pouvoir de Pompidou en citant allègrement Camus, Hegel et Trotsky ; va lui valoir le surnom d’ « Antonioni de Pigalle », l’adulation des habitués du Midi-Minuit et l’opprobre consternée des critiques « officiels ».
À mesure que les mœurs se libéralisent, le cinéma de Benazeraf se fait de plus en plus leste et se met à flirter avec le pornographie (les actes sexuels ne sont plus simulés) au début des années 70. Il est même le premier, avec Black love ou Adolescence pervertie (où Don José mêle aux étreintes les plus torrides des images du congrès de la CGT et de Georges Séguy!) à tourner des séquences hard qui seront ensuite retirées pour l’exploitation, sauf à l’export.
Pornographique ou pas, son cinéma au début des années 70 se distingue par son caractère lyrique, bouillonnant, subversif et volontairement provocateur. Le cinéaste franchit allègrement le pas du hard avec des œuvres comme La veuve lubrique, la soubrette perverse ou un excellent « pot-pourri » de ses films intitulé Anthologie des scènes interdites qui se termine par un quart d’heure de scènes hard issues de La planque 1 et La planque 2.
Sur le même modèle anthologique, le cinéaste concocte JB 1 en 1975 et obtient le prix Extasy remis par un jury de journalistes pour « son caractère délibérément pornographique, subversif, lyrique et en raison des exceptionnelles qualités (…) qui en font le premier chef-d’œuvre authentique d’un genre que les pouvoirs publics voudraient cantonner dans un ghetto ». Il faut dire qu’entre temps, le classement X a été instauré en France, pénalisant de manière très lourde le cinéma porno en le condamnant à la morne routine des salles spécialisées et des budgets de misère.
Vomissant comme toujours les décisions stupides de la censure, Don José renvoie rageusement sa carte de réalisateur au CNC et deviendra dès lors l’un des grands stakhanovistes du hard français, que ce soit en 35mm ou en vidéo.
Je confesse humblement à cet instant mon ignorance de ce vaste continent qu’est la carrière X du cinéaste. Toujours est-il que même les spécialistes (Jean-Pierre Bouyxou, par exemple) semblent sceptiques quant à ces œuvres tournées à la va-vite, par lots de 3 ou 4, dans les mêmes décors, avec les mêmes interprètes et aux titres aussi peu réjouissants que La madone des pipes ou Du foutre plein le cul ! Néanmoins, avec l’aide de l’indispensable Dictionnaire des films français pornographiques et érotiques de l’excellent Christophe Bier, on pourra s’aventurer dans cette filmographie pour tenter d’y déceler quelques pépites, Benazeraf gardant la réputation de « rallier les colères prolétariennes » en faisant « fréquemment gémir sur le sort des masses exploitées ses actrices-objets » (Noël Godin)!
Toujours actif dans les années 90 où il fit la conversation à la hardeuse batave Zara Whites (Portraits regards de Zara Whites en 1999), José Benazeraf apparaît aujourd’hui comme l’exemple le plus symptomatique du basculement d’un monde à l’autre. S’il représenta un temps ce que la « révolution sexuelle » pouvait avoir de transgressif, d’authentiquement anarchique (la souveraineté des désirs contre l’oppression et les conventions sociales) et de libérateur ; il fut vite récupéré par le marché et l’horreur économique qui firent de l’industrie pornographique une manne financière sinistre, routinière, aseptisée, vidée de tout contenu subversif et parfaitement conforme à l’ordre social en vigueur (on ne s’encanaille désormais plus que dans les limites érigées par le marché).
Avec la disparition de Benazeraf (après celle de Sylvia Kristel et, dans un genre un peu différent, celle de Wakamatsu), c’est un peu de cette utopie des années 60-70 qui semble s’éloigner encore plus.
Retrouvera-t-on, un jour, des cinéastes audacieux et libertins capables de faire rimer érotisme avec transgression et qui sauront réinventer le sexe pour le rendre joyeux, passionné et tout simplement beau ?
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