Dimanche 8 juin 1879 : « Déjeuner en tête à tête avec Flaubert, ce matin. […] Il est plus coloré, plus briqueté à la Jordaens que jamais, et une mèche de ses longs cheveux de la nuque, remontée sur son crâne dénudé, fait penser à son ascendance de Peau-Rouge. » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 1878-1884). En effet, le grand Gustave, dès la trentaine, de l’avis de nombreux témoins, offrait l’apparence d’un solide garçon du Nord à la mine colorée. Et il est vrai que les visages humains, dans les tableaux de Jacques (et non point Jacob, plus flamand) Jordaens (1593-1678), sont joufflus, striés d’une couperose d’amateurs de banquets et de libations. Les hommes ont des ventres de propriétaires, les femmes des bras de lutteurs forains, des poitrines généreuses et des hanches de Vénus à cellulite qui ne craignent pas de montrer leurs culottes de cheval (Candaule faisant épier sa femme par Gygès). Cependant, certains de ses modèles féminins échappent à ce modèle charnu : sa Cléopâtre, par exemple, et la Vierge de la Sainte famille ont des traits délicats, une carnation lisse, une ligne de corps que n’affecte aucune surcharge pondérale.
L’exposition qui se tient du 19 septembre 2013 au 19 janvier 2014 au Petit Palais – qui ne dément pas son excellente réputation –, devrait être l’un des événements de la rentrée. Pour au moins trois raisons – qui pourraient aussi bien expliquer son éventuel insuccès : Jordaens est le peintre de la vie heureuse, Jordaens est un maître de la couleur, Jordaens est un homme cultivé, un fin connaisseur de l’Antiquité (ce dernier aspect de sa personnalité fut bien mis en évidence au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, en 2012).[access capability= »lire_inedits »]
Réjouissances populaires
On se rappelle le défi que le satyre Marsyas jeta au bel Apollon, l’annonciateur, le maître de la musique. Celui-ci joue à la perfection du luth, celui-là sort des sons agréables de son aulos (flûte à double anche). Or, Marsyas, grisé par les compliments qu’il reçoit, croit pouvoir défier le plus beau, et l’un des plus redoutables parmi les locataires de l’Olympe. Apollon sort évidemment vainqueur de la confrontation, et se venge de son outrecuidant compétiteur en l’écorchant. Ovide nous a laissé de ce supplice un saisissant récit : « Le sang ruisselle de tous les côtés ; ses muscles, mis à nu, sont visibles ; on voit ses veines où le sang bat, et qu’aucune peau ne recouvre, tressauter, on pourrait compter les palpitations de ses viscères et, dans sa poitrine, les fibres, entre lesquelles passe le jour. » (Métamorphoses, VI, 382-400). Ainsi périt le dionysiaque Marsyas, qui se crut supérieur au dieu Apollon ! Ainsi meurt cruellement Marsyas-le-laid, qui voulut égaler, voire dépasser le plus beau de tous. On verra certes du dionysiaque dans la peinture de Jordaens, qui rend compte du bonheur bruyant du peuple des Pays-Bas, débordant de vitalité, généreux comme on l’est dans une société prospère. Si l’élégant XVIIIe siècle français rompt avec cette joie foraine, le romantisme, qui recherche l’excitation dans les formes neuves ou renouvelées, ne dédaigne pas le trivial et, pour cette raison (qui ne qualifie nullement tout l’art de cet artiste), célèbre Jordaens, ce Diogène anversois. Citons Théophile Gautier, dans un texte paru dans La Presse en 1851 : « N’admettrons-nous désormais que des marbres grecs ou des beautés classiques ? Nullement. Le laid ne nous fait pas peur. Nous avons vécu dans la familiarité des maîtres les plus âprement réalistes ; les Ténèbres du Caravage ne nous ont pas empêchés de pénétrer dans ses toiles d’une si féroce énergie. Nous avons frayé avec les Mendiants de Murillo, malgré leur teigne et leur vermine […] La Boucherie de Jordaens, avec ses montagnes de viande, ne nous a pas dégoûtés. » Au contraire, l’étrange Sar Péladan (1858-1918), symboliste conséquent, contempteur du réalisme et de tous les artifices destinés à séduire le vulgaire, refuse même à Jordaens, ainsi qu’à quelques illustres, parmi lesquels on trouve Le Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri, dit Le Guerchin), Carrache (Annibale Caracci) et Murillo, le droit « d’être représentés [au Louvre] dans une sélection par le peu d’importance de toute leur œuvre ». ( L’Art idéaliste et mystique : doctrine de l’Ordre et du salon annuel des Roses-croix, 1894).
On trouvera ce Jordaens-là au Petit-Palais, et l’on admirera ses vastes scènes de ripailles bachiques et de bonhomie (Le roi boit ; Servante avec une corbeille de fruits et un couple d’amoureux).
Jordaens, Anversois subtil
Alors que Rubens et Van Dyck sont justement célébrés, Jordaens demeurait un peu dans leur somptueuse ombre portée. La gloire d’Anvers nous révèle un artiste plus complexe que celui de sa réputation ou de sa légende, et constitue à la fois la première véritable rétrospective et une sorte de réhabilitation de ce peintre (excellent animalier par surcroît). Il fut et demeure fameux dans sa ville, qu’il n’a jamais quittée. En son temps couvert d’honneurs et de commandes, il se montre, avec sa famille, en pied et non pas seulement en buste, dans la pose d’un homme très honorable, auquel la fortune a souri, (Autoportrait de l’artiste avec sa femme Catharina van Noort, leur fille Elisabeth et une servante dans un jardin). Cette dernière œuvre d’intérieur, somptueuse, éclairée par les pièces de vêtements blancs, pourrait presque passer pour un hommage à Rubens.
Jacques Jordaens est un esprit délié, cultivé. Il subit l’influence des renaissants italiens, il admire le « saisissement » des personnages du Caravage, sa technique (Les Quatre Évangélistes). Il sait son histoire antique, et ses grands formats servent admirablement son objet ( Le Repos de Diane, Le Banquet de Cléopâtre, L’Enlèvement d’Europe… ). Alors, dans toutes ces compositions vraiment éblouissantes de maîtrise, éclate l’art du coloriste comme celui du dessinateur, mis en valeur par le beau volume des salles du musée.
Christophe Leribault, directeur du Petit Palais, dans l’introduction au dossier de presse, résume fort bien l’impression générale que nous laissera cette célébration, en ce lieu, de la grande peinture classique : « Reste à espérer que la réunion de ces tableaux, dessins et tapisseries saura convaincre un large public des vertus de l’abondance en ces temps de rigueur pour tous. Il est d’autres voies que la tyrannie du “Less is more” [« Moins est plus »] des modernistes du siècle dernier : les rondeurs de l’architecture exubérante du Petit Palais ne se prêtent guère aux démonstrations d’ascèse. Puisse Jordaens lui rendre l’air de fête de son décor d’origine. »[/access]
Jordaens 1593-1678, la gloire d’Anvers (19 septembre 2013-19 janvier 2014).
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