Avec Capitale, Jonathan Siksou prend dignement la succession de Léon-Paul Fargue. Traversant en toute liberté l’histoire de Paris, lâchant çà et là anecdotes et citations, il conduit le lecteur à travers une pérégrination où la rêverie et l’humour le disputent à l’érudition. Ce grand livre a déjà reçu le prix Transfuge du meilleur essai et c’est mérité. Et on ne dit pas ça parce qu’il écrit aussi dans ce journal !
La capitale se meurt, la capitale est morte ! En quelques années, nous aurons vu Paris céder au tout-trottinette et au laisser-aller, disparaître sous des monceaux de tôles de chantier, des kilomètres de rubalise, des tonnes et des tonnes d’herbes folles… Comme un grand navire rouillé, déjà tout penché, abandonné à quai par des armateurs incapables, l’une des plus belles cités de la planète, la Ville lumière des artistes de la Belle Époque, la capitale aux cent villages de Hugo, Balzac et Dumas, cette mutante Babylone-sur-Seine, constamment embellie par nos souverains – de Philippe-Auguste à Louis XV, d’Henri IV à Napoléon III – de cours ombragés, de places monumentales et d’artères bien taillées, ce chef-d’œuvre enfin de tous les arts français finit à l’échouage.
Prolixité pince-sans-rire
Aux nostalgiques et aux rêveurs qui souhaiteraient en retrouver les beautés et les mystères – mieux, à tous ceux qui voudraient en redécouvrir l’esprit, je livre ce simple conseil : se jeter sans idée préconçue dans la promenade inspirée, savante et baroque tout à la fois, que nous propose Jonathan Siksou. Capitale se présente sous la forme d’une pérégrination libre, roborative et drôle, souvent jouissive… Si un bon livre est celui qui vous entraîne dans un univers à part, vous stimule la gamberge et enrichit vos références, alors celui-ci n’est pas le plus mauvais. Une infinité d’auteurs avaient livré leur regard sur notre capitale ; peu l’avaient fait, je trouve, avec autant de prolixité pince-sans-rire.
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Un exemple de ce que j’avance ? « Il manquait un trait d’union entre Marie de Médicis et Jeff Koons ; en 2019, la mairie de Paris répara cette erreur en inaugurant, Cours-la-Reine, Bouquet of Tulips, “cadeau” chèrement acquis au médiatique Américain en signe, paraît-il, de son amour débordant pour ma ville. Le résultat est un machin aux couleurs vives de douze mètres de haut surélevé par un cube en béton qui écrase le délicat Pavillon Ledoyen et un charmant bassin début de siècle (vingtième). »
Obsédé par l’histoire
Pour autant, Jonathan Siksou n’est pas un râleur-né ; et sa capacité d’émerveillement est plus marquée que ses haussements d’épaules. Comme le chroniqueur Louis-Sébastien Mercier, l’abbé Mugnier, pilier de salons, ou Sacha Guitry, Roi de Paris, qu’il évoque parmi tant d’autres, notre guide sait frapper sans choquer, émouvoir sans jamais peser. Certes, ruines, morts, disparus et oubliés peuplent ses pages un tantinet foutraques – mais sans tristesse. Un homme qui cite aussi volontiers G. Lenotre que Bruno Fuligni, et lit les indications de son réveil digital comme les dates de l’Histoire, ne saurait se laisser gagner à la morosité…
L’auteur l’avoue au demeurant : c’est un obsédé. « Obsédé par l’histoire, précise-t-il décemment, et, être né et avoir vécu toute ma vie à Paris n’arrange rien. » De l’éléphant de l’Étoile à celui de la Bastille, de la brasserie Demory aux crocodiles disparus du Triomphe de la République, il s’amuse à nous étonner de cent détails inutiles, et nous régale de mille anecdotes à peu près méconnues, comme s’il s’agissait de tester l’étendue de notre propre faculté à capter les vétilles… Certaines notations sont cependant moins anodines que d’autres ; et l’on apprend au creux de ces pages – ô scandale – la disparition politiquement correcte de la statue de Voltaire, square Honoré-Champion !
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À la façon d’un Amateur entrouvrant les portes de son cabinet de curiosités, Jonathan Siksou nous comble par ailleurs des citations qu’il a chinées dans la vaste brocante de sa bibliothèque parisiophile. Collectionneur averti de remarques piquantes et de phrases bien senties, il emprunte allègrement aux érudits. À force, on pourrait craindre que ce brillant conservatoire ne vire un peu au bric-à-brac ; heureusement, la finesse du connoisseur, chaque fois, nous sauve de l’inventaire stérile. Et les exergues se succèdent en définitive, comme autant de repentirs, à moins qu’il ne s’agisse de provisions d’intelligence…
De page inattendue en page imprévisible, il devient délicieux de faire son marché dans un tel foisonnement de références – quitte à détourner celles-ci, pour les utiliser à l’appui de réflexions plus générales… Voici, par exemple, cette apostrophe irritée de M. Flaubert – à ressortir au moment du bicentenaire : « Va te faire foutre, troupeau, je ne suis pas de la bergerie ! » Et cet avis du préfet Rambuteau qui n’est pas sans écho avec la gouvernance actuelle : « Les Parisiens sont comme des enfants ; il faut sans cesse leur occuper l’esprit, et, si l’on ne veut pas leur donner tous les mois un bulletin de bataille ou une constitution tous les ans, il est bon de leur offrir tous les jours quelques travaux à visiter, quelques projets d’embellissement : c’est une soupape à leur besoin de nouveauté, à leur tempérament frondeur, à leurs discussions. » Entre de grands travaux, même envahissants, et notre petit virus, le choix de la plupart d’entre nous serait vite fait.
Jonathan Siksou, Capitale, Le Cerf.