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Le corps troublant du Roi Boris


Le corps troublant du Roi Boris
Richard Goldschmidt
Richard Goldschmidt

Je ne me souviens pas de l’histoire de l’Angleterre. Et, comme je ne parle pas anglais et ne sais rien de Boris Johnson, quand Élisabeth Lévy m’a proposé d’écrire un portrait de lui, en bon journaliste, je lui ai dit que ce travail était à ma portée. Après tout, l’on voit des archéologues déduire, des morceaux d’un antique fémur retrouvés dans le fond du métro napolitain, la date et l’heure de naissance de leur propriétaire, la couleur – rose et violet – des murs de sa villa, son goût pour la pêche aux anguilles et les blonds raffinements de la coiffure de Titia Flaminia, sa bonne amie.

De Boris Johnson, je puis au moins dire qu’il est beaucoup plus qu’un morceau de fémur ramassé dans le dernier sous-sol du métro napolitain. C’est le genre d’Anglais dont, à condition qu’il ne défende pas le Brexit, nos journaux disent qu’il est beaucoup plus « cool » qu’un Français. Et en effet : Boris Johnson promène avec lui un parfum de fish and chips, de bar à bière et de cigare anglais d’après minuit. Vêtu de costumes haut de gamme habilement débraillés, il traîne, sur les bords de la Tamise, son ombre chic de phacochère glam et roublard. Mieux encore, il fait le pitre. Et les Français aiment qu’un homme politique fasse le pitre. Pourvu qu’il ne soit pas français.[access capability= »lire_inedits »]

Amuser est, nous le savons tous, une vieille tradition anglaise. Les Anglais ne craignent pas le ridicule. Ils savent que, comme tout un chacun, ils le sont. Là est leur charme. Là aussi, leur travers. Qui sait trop que tout est ridicule finit par croire que tout n’est que ridicule. Comme le mépris pour les Français, la cruelle ironie est pour les Anglais, ces blagueurs frigides, le refuge de leur quant-à-soi. C’est dans ce refuge que leur âme, parfois, se rétrécit. Mais Boris Johnson est plus qu’un blagueur frigide, c’est un pitre. La preuve, il ne se contente pas d’avoir un corps, il sait qu’il en a un, rouge, mastoc, lourd, maladroit, et s’en sert pour faire son numéro.

Pour des raisons qu’Ernst Kantorowicz expliqua dans Les Deux Corps du roi, il est rare que les hommes politiques se servent de leur corps avec excès, sinon pour prendre des airs de couvent rébarbatif. Le moins que l’on puisse dire est que Boris Johnson, contrairement à ses collègues, nous impose son corps en toute circonstance. Tout à l’heure, je disais que Boris Johnson était un phacochère. Ce n’est pas cela. Boris Johnson est une otarie géante échouée dans un magasin de porcelaine anglaise. Il dit : « Je suis passé du stade binoclard timide et bûcheur à celui d’excité qui se trémoussait » en entendant les Rolling Stones chanter Start me up. En fait, il n’est pas passé de l’un à l’autre, il est devenu l’un et l’autre à la fois. Un adolescent de cinquante ans plein de complexes, exilé dans un corps disproportionné, trop massif pour lui, et dont il ne sait que faire.

Pour tromper ses doutes, il s’agite, gesticule, tournoie à l’intérieur jusqu’au burlesque dans l’espoir de se faire remarquer et, si possible, aimer. Lui n’aime pas ce corps. Mais, au lieu de le cacher, il l’exhibe. Un saut à l’élastique, une musique un peu bruyante, une partie de football, tout lui est un prétexte pour le ridiculiser. J’ai eu un camarade comme lui à l’adolescence. Il me fatiguait. Sa présence épaisse et ses gesticulations me mettaient mal à l’aise. Cette façon de kidnapper chaque seconde de l’attention d’une personne en la noyant sous un déluge de facéties pèse sur l’humeur de la malheureuse comme le cafard d’un jour férié.

Oh, je sais bien que l’obstination de Boris Johnson à humilier son propre corps est à certains égards tout anglaise. Les Anglais, comme les Belges, éprouvent une fascination pour la laideur, qui leur commande dès qu’ils la repèrent de l’aggraver. Ils ne jubilent jamais autant qu’en abaissant ce qui est bas. L’esthétique de l’inesthétique leur tient lieu d’art de vivre. Pour surprendre, et puis aussi pour choquer. Il est vrai que, malgré leur drôlerie, les Anglais, comme les Belges, sont parfois lourds.

Rien n’oblige à rire des pitreries forcées de Boris Johnson, après tout. Ce qui nous émeut chez lui est ce qui lui échappe. Et, d’abord, derrière toute sa comédie, une irréprochable absence de foi en lui-même. Dans son regard, après qu’il a fait une grosse blague, jamais une trace de la fierté un peu bête et pointue que l’on croise si souvent dans les yeux des Français. C’est pourquoi, même quand ses élucubrations ne font pas rire, on éprouve pour lui un sentiment d’amitié et l’on se laisse charmer par son enthousiasme. Je suis persuadé que les Londoniens l’ont moins aimé pour ses clowneries que pour ce qui émane de sa personne, malgré lui.

Boris Johnson est un bel animal déréglé. Il y a chez lui une nuit secrète qui s’écoule on ne sait où, mais que l’on entend bruire. Il est pourtant né dans une famille de la haute bourgeoisie, possède du sang noble en abondance, a vécu ses années d’enfance et d’adolescence entre les États-Unis, le Canada, la Belgique et l’Angleterre, et, comme si tout ça n’était pas suffisant, il a suivi des études de lettres classiques et de philosophie à l’université d’Oxford. Avec un pedigree comme le sien, n’importe quel Français digne de son drapeau tricolore aurait atteint depuis longtemps à la platitude la plus inaltérable. Il faut être en Angleterre pour croiser un membre de l’upper class mondialisée, maire d’une capitale de dimension internationale, capable de parler au peuple et qui porte sans afféterie la haute conscience de l’absurdité du monde sur son visage.

Ses déambulations dans Londres sur son vélo « Boris », le faux débraillement de sa mise, son exubérance de rabelaisien english, le simulacre de certains aspects de sa désinvolture peuvent agacer. Comme sa volonté de ressembler au peuple. L’écouter, essayer de le comprendre, de lui parler, très bien, et bravo M. Johnson, mais vouloir lui ressembler, là, je ne vois rien de plus esthétiquement déraisonnable. « Oui, le peuple. Mais il ne faudrait pas voir sa gueule… »

Il y a deux semaines, après que Boris Johnson eut annoncé qu’il renonçait à la succession de David Cameron, les journaux français s’empressèrent de lui reprocher de « ne pas assumer la conséquence de ses actes ». Nous donnant une raison de plus de l’aimer, bien qu’il nous épuise. Sérieusement, que pourrait-on bien avoir à faire d’un imbécile qui « assumerait la conséquence de ses actes » ? [/access]

Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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