A première vue, tout les sépare, sauf le triste hasard chronologique qui les a fait mourir à quelques heures de distance. Jean Lefèvre d’Ormesson, descendant d’une lignée de noblesse de robe, grand journaliste de droite, écrivain élégant et ironique, a vécu dans un autre monde que Johnny. Jean-Philippe Smet, prolétaire franco-belge, chanteur viscéral, a commencé par transposer chez nous des airs américains avant de chanter des chansons françaises pleines de l’énergie d’outre-Atlantique. Il n’a sans doute jamais lu Au plaisir de Dieu ou Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Non qu’il manquât de culture ou de curiosité, mais le scepticisme souriant de l’écrivain est trop éloigné de la rage passionnelle qui habite Noir c’est Noir ou Les Portes du Pénitencier. Aucun point commun, vraiment ? Regardons de plus près.
Courageux jusqu’au bout
Dans une France ravagée depuis des décennies par la haine du travail et la construction d’une société d’assistanat, Jean d’Ormesson et Johnny Hallyday furent tous deux des héros de l’énergie. Le journaliste-écrivain rédigeait ses romans et ses articles du Figaro, il menait une vie mondaine, politique et militante très active et son agenda a dû être plein à ras-bord jusqu’à ses derniers jours. L’énergie herculéenne du chanteur l’a poussé à monter sur scène alors qu’il était malade, et il nous a encore offert l’été dernier le roboratif spectacle des Vieilles Canailles.
Une interprétation mesquine consisterait à dire qu’il ne pouvait pas dételer par goût des applaudissements, je préfère admirer ce courage jusqu’au-boutiste. Une légende espagnole prétend que le Cid Campeador fut ligoté mourant sur son cheval et que son cadavre cavalcadant effraya l’armée musulmane qui assiégeait Valence.
Jean et Johnny se sont construit ce qu’on ne peut appeler autrement que des tronches. On a dit que les hommes ont à vingt ans le visage que la nature leur a donné et à quarante celui qu’ils méritent. Jean d’Ormesson qui attirait les photographes comme le miel attire les mouches s’est fabriqué méthodiquement une figure qui ressemble totalement à son œuvre : des yeux pétillants d’humour et d’intelligence, des lèvres sensuelles d’homme qui aime les femmes et le vin, des rides amères autour de la bouche, des rides qui disent : j’aime la vie, j’aime l’humanité, mais je ne suis pas dupe du mal que l’une et l’autre peuvent faire. A l’aide du tabac, de l’alcool, des nuits d’amour et des stupéfiants de diverses sortes (dont le « stupéfiant image » des surréalistes, c’est-à-dire la poésie considérée comme la plus efficace des drogues), Johnny s’est sculpté une tronche magnifique. Il ressemblait à un faune, à un loup qui hurlait jusqu’au fond de nos cœurs. Il était devenu une icône aux deux sens d’image qui réclame une vénération religieuse et de symbole de la modernité la plus criante.
Johnny obsédé par sa gueule
Ces deux-là ont-ils éprouvé de la fascination pour autre chose que leur propre image ? J’en doute un peu, tout en sachant que la fascination narcissique peut engendrer de grandes œuvres, comme celle de Chateaubriand. « Quoi ma gueule ? Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? Si tu veux te la payer, je te rends la monnaie » : c’est saisissant parce que dans cette chanson le narcissisme appelle tout de suite son corollaire : l’agressivité envers autrui. Dans Que je t’aime le chanteur s’extasie d’abord sur sa propre force d’amour dans le refrain, accessoirement sur la femme aimée dans les couplets. Proust fut obsédé par le temps perdu, Aragon fut obsédé par Elsa Triolet, D’Ormesson fut obsédé par la personnalité charmeuse et désillusionnée de d’Ormesson, Johnny Hallyday fut obsédé par la gueule virile et poignante de Johnny Hallyday. Dans ces deux œuvres la place de l’autre, qu’il soit amant, ami ou simplement homme de la rue, me paraît réduite à un strapontin. A ce titre, les deux artistes sont vraiment des « héros de notre temps » comme dirait Lermontov, de grands individualistes férocement narcissiques avant tout soucieux de leur succès et de leur épanouissement.
D’Ormesson patriote napoléonien
Loin de moi la volonté de les rabaisser, mais il faut souligner que beaucoup d’œuvres majeures dissimulent le plus possible l’existence de leur auteur. Flaubert se voulait « absent » de ses romans, Proust pensait que le « moi social », celui qui connaît et fréquente les autres, n’a que très peu de rapport avec le « moi profond », le « moi créateur ». Pierre Louÿs, Céline, Henri Michaux et plus près de nous Michel Houellebecq se sont fait photographier le moins possible et ont détesté la propagation de leur image dans l’espace public. Que restera-t-il d’Ormesson et de Hallyday lorsque leur flamboyante image se sera ternie dans les souvenirs de leurs admirateurs ?
Autre chose de gênant. Entre ces deux-là et la France, il n’y a pas de réciprocité d’amour. Ou alors une réciprocité très imparfaite. « Jean d’Ormesson, c’est la France » proclame L’Express. Nul doute que l’écrivain ait été un patriote à l’ancienne. Dans La Gloire de l’Empire, il a le bon goût de célébrer un Napoléon qu’il est aujourd’hui à la mode de dénigrer. Le Monde publiait il y a quelques années le blog d’une ignorante institutrice de Corrèze qui y écrivit fièrement : « Ce matin j’ai fait à mes élèves un cours sur la dictature de Napoléon ». « Dictature » ? J’ai failli faire le voyage de Tulle pour aller lui tirer les oreilles et lui poser sur la tête un bonnet d’âne. Je n’ai vu chez Jean d’Ormesson aucune trace de sympathie ou de pitié pour la France d’aujourd’hui, celle qui est gravement menacée dans son être par l’immigration de masse et la mondialisation. Mais peut-être ai-je insuffisamment cherché. L’écrivain devait fréquenter rarement la RATP.
Qui es-tu, Johnny ?
La dissymétrie est encore plus voyante avec Johnny Hallyday. Il est depuis longtemps idolâtré par la France entière et nous allons voir ces jours-ci se déclencher un tsunami de tristesse, de pleurnicheries publiques et privées, chacun de nos nombreux et onéreux ex-présidents de la République va y aller de son trémolo, il y aura peut-être des émeutes du chagrin comme il y en eut à Moscou à la mort de Staline. Mais lui, au fait, aimait-il la France ? D’amour charnel comme Péguy, la réponse est évidemment non. Il l’aimait, comme beaucoup de Français, en tant que commodité, pays où les hôpitaux sont gratuits et efficaces. « Ne m’appelez plus jamais France, car la France elle m’a laissé tomber » n’est pas un vers de Johnny, mais de Michel Sardou.
Gérard Depardieu m’émeut jusqu’aux larmes dans ses interviews. Il a la France chevillée au corps par son enfance, par ses films bretons ou charentais, par sa passion de la viticulture. Il a choisi la Belgique puis la Russie par dépit amoureux, comme un homme qui courtise ostensiblement deux amies de sa femme pour que celle-ci redevienne amoureuse de lui et retombe dans ses bras. Johnny est un Américain imaginaire jusque dans le nom qu’il s’est donné, et ses nostalgies d’enracinement l’entraînaient plus vers Malibu que vers Châteauroux.
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