John Zorn est un cas : Juif new-yorkais, dingue, QI stratosphérique, éternellement jeune, saxophoniste de génie. Ce fougueux petit homme aura absolument tout pris de ce qui s’est fait au vingtième siècle : le jazz pépère, le jazz bizarre, la musique classique, le jazz électrique, Ennio Morricone, le rock bon enfant, le rock trash et punk, le bruitisme, la musique concrète, tout, il aura embrassé, tout aimé, tout renouvelé. D’un album à l’autre, on passe de Varèse à Hendrix, puis de Bill Evans à Schubert et de Coltrane à Bartok. C’est la marque du génie : rien ne lui est étranger de ce qui vaut quelque chose. Les disquaires, obligés de classer les disques dans des cases, ont enfermé John Zorn dans le jazz.
Cosmopolite enraciné
Fatale erreur : il est de partout et de nulle part. Il est de Paris, lui qui parle un peu notre langue, adore Godard, Gainsbourg et Rimbaud, auxquels il a consacré des disques ; il est de New-York par sa naissance ; d’Afrique par le jazz ; d’Israël par ses aïeux ; du firmament par le reste. Il aime le surréalisme, Jérôme Bosch, Foucault et toutes les mystiques religieuses. C’est le contraire d’un déraciné : il se nourrit de toutes les traditions.
Sans cesse assailli d’idées musicales, John Zorn les note, au fur et à mesure, sur de petites cartes. C’est sa manière. En ce sens, sa musique est parfaitement composée, mais c’est dans le feu même du jeu qu’il décide que tel musicien jouera telle ou telle carte, ou bien pourra improviser à son gré. Il faut le voir sur scène pour se rendre compte de la puissance de cette méthode qui permet d’introduire l’improvisation dans la composition elle-même et de maintenir une structure tout en obligeant les musiciens à rester sans cesse sur le qui-vive.
Indécrottable new-yorkais
La première fois que je l’ai vu, l’animal, c’était il y a quelques années, dans la cour pavée d’un bel hôtel particulier du Marais qui abrite le Musée du judaïsme. C’était un soir d’été et les rayons du soleil couchant faisaient rougeoyer les murs joliment ouvragés de la cour. Nous étions debout et attendions le prophète, puisque tout musicien d’envergure tient un tant soit peu du mage inspiré. Le batteur vint en premier, un gaillard costaud, chauve : Joey Baron. Puis le contrebassiste, un homme fluet et blanc, brun, souriant : Trevor Dunn. Puis arriva John Zorn, petit, fringant, rapide, sautillant, cheveux bouclés tirant vers le roux et teint blanc : le type même du Juif d’Europe de l’Est. Mais John Zorn est avant tout un indécrottable new-yorkais qui ne craint pas de porter un tee-shirt où on peut lire : « Fuck Texas ». Artiste raffiné, il vomit sans honte ni pudeur les ploucs incultes du Texas.
John sait exactement ce qu’il veut, c’est-à-dire ce qu’il faut pour sa musique. A cet égard, il est d’une intolérance biblique. Devant un public interloqué, le voici qui maugrée, lance d’incompréhensibles injures anglaises, saisit le micro et foudroie de son verbe incandescent l’équipe de fichus techniciens qui n’a pas éteint les lumières, si bien qu’on ne voit pas la projection du film de Wallace Berman sur lequel il avait prévu de jouer. John n’a jamais vu ça. Ça le défrise. Il est en crise, frôle l’hystérie mais reste de bonne, voire de très bonne humeur. Il sautille. On dirait McEnroe étrillant un arbitre pour se donner la rage. Il a hâte. Visiblement, cet homme, qui à plus de cinquante ans paraît n’en avoir que trente, a quelque chose à nous dire.
Les prières du roi David
Ça y est, les lumières s’éteignent. Sans préambule, les musiciens s’élancent, chacun dans un solo qui n’obstrue pas les deux autres mais les réhausse. Nous sommes happés. Le monde alentour s’évanouit. Il n’y a plus que le batteur, le contrebassiste et le saxophoniste. La musique est rude, sauvage, intelligente. Elle sautille, tombe, se reprend, souffle, hurle. Elle a des moments de lyrisme, des instants de joie extatique. Nous sommes soulevés. Derrière le souffle continu de John Zorn, qui semble avec son saxophone renouveler les prières du roi David, roulent la batterie et la contrebasse, comme le grondement et le cliquetis des armes au siège de Masada (qui est aussi le nom du plus fameux des groupes de Zorn).
Pas un instant, durant les trois heures que durèrent le concert, nous ne nous sommes ennuyés, éblouis que nous fûmes devant ce jazz en fusion où le rock, la funk, et l’avant-garde se fondaient sans jamais altérer l’essence de la musique. Miracle véritable d’un art qui ne s’arrête jamais, semblant comme son auteur vouloir embrasser l’entièreté de la modernité musicale tout en se ressourçant dans les plus vieilles traditions. Bref, un archéo-futurisme en acte.
Minuscule échantillon de l’immense discographie de John Zorn :
50th Birthday Celebration Vol. IV (très Miles Davis électrique)
50th Birthday Celebration Vol. 11 (jazz mélangé à la musique juive d’Europe de l’Est)
Alhambra Love Songs (dédié à Clint Eastwood, classique, propre, élégant)
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