Jadis au service – secret – de Sa Majesté, le grand écrivain John le Carré a fait de l’espionnage un moyen de connaissance de l’homme autant que la matière d’un récit à suspens. Son dernier roman et le « Cahier de L’Herne » qui lui est consacré révèlent la portée balzacienne de son oeuvre.
Il y a autour de John le Carré un certain nombre de malentendus qu’il serait temps de dissiper. C’est le propre des très grands écrivains d’être aimés pour de mauvaises raisons ou d’être enfermés dans des lieux communs. L’Héritage des espions, son dernier roman, et le substantiel « Cahier de L’Herne » consacré à l’auteur, avec de nombreux entretiens et textes inédits, fournissent un certain nombre de clefs indispensables à la compréhension d’une œuvre qui s’offre le luxe simultané de relire l’histoire contemporaine et de penser la condition humaine à travers la figure emblématique de l’espion.
Le premier malentendu est celui, encore persistant, d’un le Carré romancier « de genre ». La littérature d’espionnage est, de fait, une littérature du second rayon, une hybridation tardive entre le roman d’aventures, le roman policier et le roman de guerre, qui a connu un succès populaire à l’époque de la guerre froide, comme l’expliquent Jérôme et Paul Bleton dans ce « Cahier ». Pourtant dès ses premiers livres, le Carré tranche avec ce roman calibré, parce qu’il refuse l’héroïsation de ses personnages, mais aussi par le soin tout particulier apporté à une écriture que l’écrivain William Boyd, toujours dans ce « Cahier », analyse de manière serrée : « Ses romans sont hors normes, en termes purement littéraires : des outils narratifs du XIXe siècle peu maniables se mettent au service d’une perception très contemporaine, subtile et complexe de la façon dont le monde et ses citoyens fonctionnent. Paradoxalement, c’est peut-être cette tension centrale entre sa technique littéraire et sa vision du monde qui permet d’appréhender toute la valeur de ses romans dont le succès ne se dément pas. »
À lire aussi : Le Carré contre l’ennemi intérieur
À ce titre, le Carré s’inscrit dans une tradition qui a fait de l’espionnage un moyen de connaissance de l’homme autant que la matière un récit à suspense : on pense à Conrad, à Somerset Maugham, à Graham Greene, que personne n’aurait l’idée de réduire à des auteurs de romans d’espionnage. D’ailleurs, le Carré, ancien espion lui-même, évoque entre vérité et provocation la part de hasard qui lui a fait choisir le monde de l’ombre comme cadre de son œuvre : « Si j’avais pris la mer, j’aurais écrit sur la mer. Si j’étais devenu trader, j’aurais écrit sur le monde de la finance. »
Toutefois, si le Carré refuse l’héroïsation, la qualification fréquente d’« anti-héros » pour parler de ses personnages fétiches que sont Georges Smiley et son groupe est
