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John le Carré, agent très littéraire

Le grand écrivain a fait de l'espionnage un moyen de connaissance de l'homme


John le Carré, agent très littéraire
John le Carré chez lui à Londres, août 2018 © SIPA AP20757648_000001

Jadis au service – secret – de Sa Majesté, le grand écrivain John le Carré a fait de l’espionnage un moyen de connaissance de l’homme autant que la matière d’un récit à suspens. Son dernier roman et le « Cahier de L’Herne » qui lui est consacré révèlent la portée balzacienne de son oeuvre.


Il y a autour de John le Carré un certain nombre de malentendus qu’il serait temps de dissiper. C’est le propre des très grands écrivains d’être aimés pour de mauvaises raisons ou d’être enfermés dans des lieux communs. L’Héritage des espions, son dernier roman, et le substantiel « Cahier de L’Herne » consacré à l’auteur, avec de nombreux entretiens et textes inédits, fournissent un certain nombre de clefs indispensables à la compréhension d’une œuvre qui s’offre le luxe simultané de relire l’histoire contemporaine et de penser la condition humaine à travers la figure emblématique de l’espion.

Le premier malentendu est celui, encore persistant, d’un le Carré romancier « de genre ». La littérature d’espionnage est, de fait, une littérature du second rayon, une hybridation tardive entre le roman d’aventures, le roman policier et le roman de guerre, qui a connu un succès populaire à l’époque de la guerre froide, comme l’expliquent Jérôme et Paul Bleton dans ce « Cahier ». Pourtant dès ses premiers livres, le Carré tranche avec ce roman calibré, parce qu’il refuse l’héroïsation de ses personnages, mais aussi par le soin tout particulier apporté à une écriture que l’écrivain William Boyd, toujours dans ce « Cahier », analyse de manière serrée : « Ses romans sont hors normes, en termes purement littéraires : des outils narratifs du XIXe siècle peu maniables se mettent au service d’une perception très contemporaine, subtile et complexe de la façon dont le monde et ses citoyens fonctionnent. Paradoxalement, c’est peut-être cette tension centrale entre sa technique littéraire et sa vision du monde qui permet d’appréhender toute la valeur de ses romans dont le succès ne se dément pas. »

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À ce titre, le Carré s’inscrit dans une tradition qui a fait de l’espionnage un moyen de connaissance de l’homme autant que la matière un récit à suspense : on pense à Conrad, à Somerset Maugham, à Graham Greene, que personne n’aurait l’idée de réduire à des auteurs de romans d’espionnage. D’ailleurs, le Carré, ancien espion lui-même, évoque entre vérité et provocation la part de hasard qui lui a fait choisir le monde de l’ombre comme cadre de son œuvre : « Si j’avais pris la mer, j’aurais écrit sur la mer. Si j’étais devenu trader, j’aurais écrit sur le monde de la finance. »

Toutefois, si le Carré refuse l’héroïsation, la qualification fréquente d’« anti-héros » pour parler de ses personnages fétiches que sont Georges Smiley et son groupe est tout aussi réductrice. Smiley, rappelons-le, a été le personnage principal des plus grands romans de le Carré sur trente ans et est régulièrement présenté comme « l’anti James Bond ». Il faut dire que Bond est désormais réduit, dans l’imaginaire collectif, à son incarnation cinématographique dans des films qui ont de plus en plus évolué vers la performance pyrotechnique hollywoodienne. Dans les romans de Ian Fleming, Bond ne se réduit pas à son donjuanisme compulsif et à son goût pour les cascades. Il est lui aussi d’une vraie profondeur psychologique. Il boit trop, il fume trop, il connaît des phases dépressives, est envoyé en cure de désintoxication et, une fois marié, perd sa femme lors d’une tentative d’assassinat qui le visait.

L’agent double 

Parfaitement contemporains, Smiley et Bond auraient pu se croiser et sympathiser. Malgré ses grosses lunettes et son allure de bureaucrate, Smiley fait preuve d’un véritable courage physique, tandis que James Bond n’est pas simplement un beau gosse musclé et arrogant. Ils auraient même pu se retrouver dans un pub près de Whitehall et se consoler mutuellement : Bond aurait parlé de la comtesse Tracy, assassinée au début de sa lune de miel dans Au service secret de Sa Majesté et Smiley de sa très volage épouse Lady Ann qui est même tombée dans les bras de Bill Haydon, hiérarque du Cirque, le nom donné par le Carré aux services secrets, que Smiley démasquera dans La Taupe.

Autre source de malentendu : le pseudonyme de John le Carré lui-même. La question est moins anodine qu’il n’y paraît. Elle est même une porte d’entrée idéale pour comprendre cet univers romanesque. Il y a, bien sûr une raison biographique simple à ce pseudonyme, comme le rappelle sa traductrice, Isabelle Perrin, qui est aussi le maître d’œuvre du « Cahier ». Quand le Carré publie son premier roman, au début des années 1960, il est encore membre des services secrets. Mais ce pseudonyme est aussi une métaphore de la couverture utilisée par l’agent double, cette figure centrale de l’univers carréen. L’agent double, c’est l’écrivain lui-même. L’agent double, c’est celui qui ne voit plus la frontière exacte entre la réalité et la fiction.

Un monde schizophrène 

C’est aussi celui qui a deviné que le monde fonctionnait uniquement par opposition, comme chez Héraclite : Est contre Ouest pendant la guerre froide et plus tard Nord contre Sud. L’agent double/écrivain, c’est celui qui comprend qu’au sein de chaque camp, d’autres oppositions se font jour, à l’infini, dans une mise en abyme vertigineuse.

Des exemples ? À l’Ouest, les Anglais s’opposent aux Américains derrière la fiction de la « relation spéciale » et, chez les Anglais eux-mêmes, les espions s’opposent au reste de la société, en se considérant tantôt comme des parias, tantôt comme des seigneurs. Au sein même du Cirque, les rivalités entre deux services, le Pilotage et les Opérations clandestines, aboutissent à une guerre sourde, absurde, et souvent meurtrière. Pire, cette schizophrénie touche l’agent double lui-même, manipulateur manipulé qui ne sait plus vraiment, à la longue, quel maître il sert.

L’artiste maître de son oeuvre 

Il est vrai que le Carré a multiplié avec un plaisir parfois merveilleusement pervers les fausses pistes, les chausse-trappes, les impasses et les portes dérobées. On peut y voir là encore un des aspects de son génie littéraire qui a égaré tant de lecteurs ravis de leur égarement. Rétention d’informations de la part des personnages, documents falsifiés présentés sur le même plan que les authentiques, enregistrements caviardés, dialogues construits comme des opérations d’intoxication, la narration de le Carré est en parfaite adéquation avec ses histoires qui se résument toutes à de subtiles déstabilisations, y compris celle du lecteur, placé dans la même situation que les victimes collatérales de la guerre froide : quand il comprend enfin, il est top tard…

Le jour où ce pseudonyme est percé à jour et que son vrai nom apparaît, celui de David Cornwell, né à Poole en 1931, fils d’un père escroc charmant et d’une mère qui l’abandonne à cinq ans, le Carré donne une explication qui est évidemment encore une fausse piste : il aurait vu depuis un bus à impériale l’enseigne d’un magasin portant ce nom, en français dans le texte, et aurait aimé la minuscule du « le » dans « le Carré ». C’est seulement en 1996 qu’il déclare dans un entretien à CBS : « On m’a si souvent demandé pourquoi j’ai choisi ce nom ridicule que l’imagination de l’écrivain m’est venue en aide. Cela a suffi à tout le monde pendant des années. Mais les mensonges ne résistent pas au temps qui passe. Aujourd’hui, je ressens un horrible besoin de vérité. Et la vérité, c’est que je ne sais pas. »

Un roman « pensif »

Un horrible besoin de vérité… Cela pourrait finalement être le sous-titre de L’Héritage des espions, ce roman « pensif », aurait dit Victor Hugo, qui est une méditation mélancolique, presque désespérée sur des vies placées sous le sceau du secret et du mensonge. Roman d’un vieil homme qui met en scène un vieil homme, on y retrouve tous les personnages ou presque qui firent la célébrité de l’auteur à l’époque où il parlait de la guerre froide en direct, de L’Appel du mort (1963) au Voyageur secret (1991) en passant par le célébrissime Espion qui venait du froid (1964) ou La Taupe (1974). L’Héritage des espions est un retour en arrière où ne sont plus convoqués que des fantômes, tous obligés de rendre des comptes soixante ans après les faits. C’est ce qu’on pourrait appeler le jansénisme de le Carré : tous ses livres sont placés sous le signe d’une prédestination et d’un jugement dernier qui ne tiennent aucun compte des bonnes ou mauvaises actions de ses personnages. Et ils en commettent tous un paquet, des deux côtés du Mur puis, une fois celui-ci tombé, sur tous les champs de bataille occultes de notre monde multipolaire.

Non, ils seront jugés par une instance mystérieuse qui est peut-être bien le Dieu caché de Pascal ou alors juste une époque qui a changé, qui apprécie les valeurs du passé à l’aune des siennes, comme le déclare cyniquement l’un des personnages de L’Héritage des espions : « C’est notre nouveau sport national. La génération immaculée d’aujourd’hui face à votre génération coupable. Qui expiera les péchés de nos pères, même s’il ne s’agissait pas de péchés à l’époque ? »

L’éternel retour

Le narrateur de L’Héritage des espions est Peter Guillam, l’homme de confiance de Georges Smiley. Il a maintenant plus de 80 ans et vit dans une ferme, en Bretagne. On en apprend beaucoup plus sur la vie de ce personnage qui avait, jusque là, chez le Carré le statut d’un grand second rôle. On ne sera pas étonné d’apprendre dans le « Cahier » de L’Herne que le Carré est un lecteur de Balzac. La technique du retour des personnages d’un roman à l’autre, mais avec des rôles plus ou moins importants, donne cette impression d’une création parfaitement cohérente qui, pour reprendre des termes balzaciens, fait « concurrence à l’état civil ». Peter, ou Pierre, Guillam est le fils d’un riche Anglais marié avec une jeune bretonne dans les années 1930 et qui, la guerre venue, sera chargé de missions secrètes pour aider la Résistance avant de mourir torturé à la prison de Rennes.

Quand L’Héritage des espions commence, Peter est convoqué dans les nouveaux locaux du Cirque, devenu la Boîte. Comme Smiley, presque centenaire, est introuvable, c’est Peter qui doit s’expliquer sur une série d’affaires très anciennes qui ont abouti à la mort du maître-espion Alec Leamas et de Liz Gold, au pied du mur de Berlin en 1961. Les descendants demandent des comptes, des organisations des droits de l’homme s’en mêlent, un procès serait un scandale immense et le Royaume-Uni, déjà déstabilisé par le Brexit (dont le Carré ne semble pas être un farouche partisan) doit trouver une solution. Peter comprend qu’il pourrait bien servir de bouc émissaire.

Un voyage dans le temps

Le roman est construit selon un dispositif des plus étranges, presque étouffant : Peter, dans un appartement londonien qui servit jadis de base arrière à Smiley et à son groupe, les fameuses « Écuries », doit examiner sous les yeux des agents qui le surveillent, des documents de l’époque qu’il avait lui-même dérobés au Cirque sur les ordres d’un Smiley se méfiant, avec raison, des fuites possibles dans les opérations dont il avait la charge. On voyage ainsi entre les années 1950 et aujourd’hui, mais aussi entre les documents bruts et les souvenirs de Peter.

Le décalage entre les deux est celui du mensonge, de la mémoire défaillante, d’une forme de nostalgie paradoxale aussi. Pour l’essentiel, il est question d’une opération d’exfiltration de « Tulipe », nom de code de la femme d’un responsable de la Stasi qui avait été retournée par Leamas et qui était alors sur le point d’être arrêtée. Peter devait la faire passer en Tchécoslovaquie puis en France et au Royaume-Uni où la jeune femme, qui avait dû abandonner son fils, aurait reçu l’asile politique. Le problème, c’est que Peter a commis la plus grande et la plus douloureuse erreur de sa carrière en tombant amoureux de Tulipe.

Le bal des marionnettes  

Il serait criminel de dévoiler davantage l’intrigue et d’apprendre au lecteur si Peter Guillam sera mis en accusation soixante ans plus tard ou si Smiley est encore vivant. Qu’on sache simplement que L’Héritage des espions ne se contente pas, ce qui serait déjà un immense bonheur, de renouer avec ce qu’on a toujours préféré chez le Carré : la description minutieuse des opérations à double ou triple fond, l’atmosphère de la guerre froide, que ce soit dans les rues de Berlin ou dans celles du « swinging London », les rapports ambigus mêlés d’admiration entre des ennemis qui se ressemblent tellement qu’ils se sentent plus proches les uns des autres que de leurs hiérarchies respectives. Non, sachez simplement que L’Héritage des espions est au cycle de Smiley ce que Le Temps retrouvé est à La Recherche du temps perdu, quand le narrateur passe une dernière soirée chez le prince de Guermantes après des années d’absence et a l’impression soudaine d’assister à un bal costumé où les personnages, incroyablement vieillis, qu’il a connus jadis, semblent des marionnettes sur le point de se dissoudre dans le néant.

L’Héritage des espions est le produit du droit d’inventaire poignant que l’écrivain exerce sur son œuvre, sur le monde qu’il a connu, mais aussi et surtout sur la solitude radicale de ceux qui survivent trop longtemps à leurs propres secrets et à leurs propres fautes, c’est-à-dire, au bout du compte, de chacun d’entre nous.

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Ete 2018 - Causeur #59

Article extrait du Magazine Causeur




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