Avec Les Fureurs invisibles du coeur, l’écrivain irlandais John Boyne signe une grande fresque picaresque. L’histoire contrastée de son pays de 1945 à 2015 y est rapportée à travers le récit de la vie d’un homme à la recherche de lui-même. Éblouissant.
Le seul reproche que l’on pourrait adresser au formidable roman de l’Irlandais John Boyne, c’est son titre : Les Fureurs invisibles du cœur. Ce titre a beau être extrait d’une citation de Hannah Arendt sur le poète W. H. Auden prononcée par le narrateur, il est difficile d’imaginer titre de roman plus pompeux et pompier, avec un petit fumet de collection Harlequin.
Il serait dommage de rater ce livre en croyant avoir affaire à un roman à l’eau de rose. Les Fureurs invisibles du cœur est tout le contraire : un récit à la fois violent et drôle, cruel et tendre, où l’humour côtoie la colère dans un mélange assez inédit et relevé, comme on pourrait le dire d’un plat pimenté, pour nous emporter sur près de 600 pages à travers soixante-dix ans d’histoire irlandaise, entre 1945 et 2015. Soixante-dix années qui sont aussi celles de la vie du narrateur, Cyril Avery, un enfant illégitime et adopté, découvrant son homosexualité dans un pays où l’Église catholique, jusqu’à une date récente, exerce encore son emprise sur tous les aspects de la vie sociale. On apprend ainsi au détour d’une conversation entre personnages, que telle femme, haut fonctionnaire au ministère de l’Éducation dans les années 1970, est obligée de rester célibataire : une femme mariée ne peut plus légalement occuper un emploi dans la fonction publique, car sa mission première est de s’occuper de son foyer. Ce n’est pas tout à fait la Servante écarlate mais, par moment, cela s’en rapproche.
Ces soixante-dix années, John Boyne les découpe en tranches de sept ans, aux termes desquelles il nous donne rendez-vous avec un héros qui vieillit et que l’on a vite l’impression de connaître depuis toujours, à la façon de ces amis que l’on retrouve de loin en loin, pensant à chaque fois qu’ils ont pris un coup de vieux et, par ricochet, que nous aussi.
On fait la connaissance de Cyril quasiment dans le ventre de sa mère, quelque part dans un village perdu du comté de Cork, puis on le suit à Dublin, à Amsterdam et à New York, sans oublier la Slovénie, avant un retour à la terre natale, enfin apaisé : « heureux » est le dernier mot du roman, mais aussi la seule fois où il sera prononcé par le narrateur.
John Boyne sait donner à son personnage une véritable épaisseur par la durée et il renvoie, parallèlement, le lecteur à une mémoire commune : la présence des charrettes à bras dans les faubourgs des grandes villes de l’après-guerre, les Beatles et le mannequin Twiggy dans les sixties, mais aussi l’apparition du sida, d’internet ou les attentats du 11-Septembre. Boyne nous fait ainsi prendre l’exacte mesure de la vie d’un homme, en même temps que celle de nos propres existences, qui nous semblent tantôt éphémères comme dans l’Ecclésiaste, tantôt incroyablement longues, puisqu’on a eu le temps de voir l’actualité se transformer en histoire.
John Boyne, lui, est né en 1971. Il est loin d’être un inconnu dans son pays. Primé à de nombreuses reprises, il est notamment l’auteur d’un roman pour la jeunesse qui a connu un succès mondial et une adaptation cinématographique en 2008 : Le Garçon en pyjama rayé. Boyne y raconte l’histoire d’une amitié clandestine à Auschwitz entre deux garçons de huit ans, un petit déporté et le fils d’un dignitaire SS. L’histoire, toute en délicatesse écorchée, qui essayait de voir la Shoah à travers des yeux d’enfants, montrait déjà ce qui caractérise son travail : le refus du pathos et de la complaisance.
Pour un auteur à la recherche d’effets faciles, il y aurait en effet dans Les Fureurs invisibles du cœur la substance d’un mélo bâti sur les clichés d’un certain confort intellectuel, un peu à l’image d’En finir avec Eddy Bellegueule : les méchants curés, les pauvres homosexuels et un pays arriéré dont on doit s’exiler pour se révéler.
La différence, et c’est elle qui fait de John Boyne un grand écrivain, c’est que son récit est absolument dépourvu de manichéisme. La complexité psychologique de son narrateur, tour à tour naïf et roué, victime et bourreau, lâche et courageux, n’en fait pas un martyr ni un porte-parole. Et Boyne, au bout du compte, conserve un regard plus nuancé qu’attendu sur une société irlandaise rétrograde, souvent brutale, mais travaillée par un certain amour de la liberté et les contradictions d’une histoire qui raconte un lent et sanglant cheminement vers l’indépendance. D’une certaine manière, ce cheminement est reproduit par Cyril lui-même, plus ou moins consciemment, à un niveau personnel : comme l’histoire de l’Irlande, sa vie se résume à une longue lutte, à des souffrances et des humiliations de toutes sortes avant qu’il ne parvienne à reconquérir son identité contre un ordre détesté.
Il faut dire que tout commence plutôt mal pour lui, pendant une messe en 1945 où devant tout le village, un curé fait venir près de l’autel une jeune fille de 16 ans, Catherine Goggin, enceinte d’un père inconnu. Sous les yeux de ses parents et de ses six frères, Catherine est sommée de donner le nom du coupable, ce qu’elle refuse. Chassée du village, elle décide de prendre son destin en main. À Dublin, elle travaille dans le restaurant-salon de thé du Dáil Éireann, le parlement irlandais. L’endroit est tenu par une femme compréhensive qui l’embauche malgré son état. Elle fait même semblant de croire l’histoire inventée par Catherine d’un mari qui vient de mourir à la guerre. Quand elle accouche, elle abandonne le bébé chez les sœurs : une mère célibataire ne peut pas exister dans l’Irlande des années 1940.
On retrouve Cyril en 1952, âgé de sept ans, chez un couple aisé, Charles et Maude Avery. Cyril se demande s’il n’est pas un ornement purement décoratif. Charles et Maude lui précisent très tôt qu’il a été adopté, qu’il n’est pas vraiment un Avery et s’ils lui apportent tout le confort matériel, ils ne lui prêtent qu’une attention distraite et une bienveillance lointaine. La peinture de ce couple excentrique vaut le détour. Il est banquier, elle est écrivain. Il fait des affaires douteuses, elle refuse le succès et se désespère quand ses livres se vendent, parce qu’elle trouve la célébrité extrêmement vulgaire. Il boit sec et elle ne cesse de fumer. Tout va bien jusqu’au jour où Charles est poursuivi pour détournement de fonds. Il fait appel à un avocat et ami, Max Woodbead, qui arrive avec son fils Julian dans la belle maison des Avery, dans Dartmouth Square, au cœur du Dublin chic. Pendant que les deux hommes discutent, Cyril et Julian font connaissance. La fascination de Cyril pour Julian, merveilleusement à l’aise dans le monde, petit séducteur en herbe, se transformera vite en un amour jamais avoué.
John Boyne sait aussi jouer, de façon merveilleusement romanesque, avec l’ironie du sort. Dublin est une petite ville, et Cyril, sans le savoir, croisera plusieurs fois sa mère biologique devenue entre-temps la patronne du restaurant du Dáil Éireann. D’abord, lors d’une sortie scolaire quand il est avec Julian. Les deux garçons s’éclipsent pendant la visite pour aller au restaurant. Julian se fait passer pour un jeune député, se fait servir une Guinness en draguant une serveuse jusqu’à ce que le prêtre qui surveillait la sortie les retrouve et les frappe. Catherine Goggen, qui a de bonnes raisons de ne pas aimer les curés, intervient et le remet à sa place, ce qui remplit les garçons de bonheur. Plus tard, alors qu’il est un jeune employé du ministère de l’Éducation et que son ministre, en difficulté pour avoir été surpris avec un prostitué mineur, l’envoie rôder dans les couloirs du Parlement, Cyril a une altercation avec un autre ministre et, là aussi, Catherine vient le consoler. C’est la seule personne à qui il avouera son homosexualité.
Cyril et Julian se revoient de nouveau à 14 ans, dans un collège religieux où ils partagent une chambre. Mais Julian, fils d’un avocat connu pour ses positions pro-anglaises et qui appelle à cor et à cri à la fin de la république d’Irlande, échappe de peu à un attentat de l’IRA.
Les interférences de la grande histoire dans la petite comptent pour beaucoup dans l’intérêt des Fureurs invisibles du cœur. Finalement, il faut les lire comme un roman picaresque moderne. Cyril ressemble au Tom Jones de Fielding. Il est ballotté par ses propres aventures, ses errances, ses exils. Il n’est à l’initiative de rien, mais tout lui arrive. Sa stratégie, c’est la fuite. Les surprises et les coïncidences sont son ordinaire. À Amsterdam, il rencontre son premier véritable amour, qui lit un roman de sa mère adoptive : « J’avais vu des exemplaires de Comme l’alouette dans une gare à Madrid, assisté à une représentation scénique du Codicille d’Agnès Fontaine dans un théâtre underground à Prague et vu de près Ingmar Bergman, lors qu’il prenait des notes dans la marge du Fantôme de ma fille, trois ans avant l’adaptation de ce roman au Kungliga Operan. Apparemment, la réputation de Maude grandissait d’année en année. Elle en aurait été mortifiée. » Et s’il se retrouve en Slovénie, c’est parce que des années auparavant, il a sauvé d’un mac un jeune prostitué, devenu à son tour écrivain.
C’est que Les Fureurs invisibles du cœur est aussi un roman sur la littérature ou sur ce que peut la fiction. Il est beaucoup question d’écrivains – et pas seulement irlandais comme Edna O’Brien ou John McGrath – dans ce roman, écrivains qui d’ailleurs ont longtemps aussi été considérés en Irlande comme des dissidents infréquentables. Et ce n’est pas un hasard si, par ailleurs, la lecture préférée de Cyril est Le Monde selon Garp, de John Irving, texte fondateur du roman d’apprentissage et du roman picaresque contemporains.
C’est la manière élégante que John Boyne a de reconnaître sa dette à la littérature en général et au roman en particulier qui reste, malgré toutes les tentatives de déconstruction du genre, le meilleur moyen de dire le temps qui passe, l’amour, les intermittences du cœur et de l’histoire, bref de nous proposer un moyen de découvrir l’usage du monde à la façon d’Ulysse, que ce soit celui d’Homère ou de son successeur le plus évident, James Joyce, un Irlandais, comme de juste…
John Boyne, Les Fureurs invisibles du cœur (traduction de l’anglais de Sophie Aslanides), JC Lattès, 2018.
Irlande Noire
L’Irlande où revient le héros de John Boyne, enfin réconcilié avec son passé, est demeurée une terre violente. En témoigne la vitalité du roman noir irlandais, avec notamment des auteurs comme Ken Bruen ou Sam Millar.
Deux parutions récentes chez l’infatigable découvreuse qu’est Joëlle Losfeld méritent le détour, tant pour leur peinture de la société que pour l’imaginaire qu’elles déploient, avec une irish touch reconnaissable entre toutes, à base d’alcoolémie aiguë, d’explosion de violence irrationnelle, de poésie sauvage et d’une mélancolie qui n’est pas sans rappeler la saudade portugaise, mélange de nostalgie sans objet et de bonheur paradoxal d’être triste.
C’est le cas dans Smile de Roddy Doyle. Si les dernières pages du roman offrent un retournement spectaculaire, l’essentiel est dans le portrait d’un quinqua dublinois, Victor, ex-journaliste à la radio, qui vient de divorcer de Rachel. Il revient dans son quartier d’enfance, prend un appartement HLM et rêve de renouer avec ses rêves d’écrivain. Mais voilà que dans le nouveau pub où il prend ses habitudes, un ancien condisciple de collège vient le voir. Roman amer et subtilement angoissant, Smile voit le retour de Roddy Doyle sur un registre qu’on ne lui connaissait pas, lui qui a écrit dans les années 1990 des romans à forte teneur comique comme The Commitments, sur des chômeurs dublinois créant un groupe de soul.
Lisa McInerney, elle, est un jeune auteur qu’on avait déjà appréciée pour sa rage électrique dans Hérésies glorieuses l’année dernière. Dans Miracles du sang, on retrouve ses personnages, qui évoluent dans les bas-fonds de Cork, archétype de la ville en crise, et notamment Ryan Cusack, petit dealer qui va bien malgré lui jouer l’interface entre le milieu local et la mafia napolitaine qui s’est installée dans le coin. On prend un vrai plaisir à cette comédie humaine cruelle qui, comme chez Roddy Doyle, renvoie aussi à quelques grandes obsessions irlandaises comme les jeunesses passées sous le poids des traditions familiales et de la férule de l’Église catholique.
Roddy Doyle, Smile (traduction de Christophe Mercier), Joëlle Losfeld, 2018.
Lisa McInerney, Miracles du sang (traduction de Catherine Richard-Mas), Joëlle Losfeld, 2018.