J’ai un souvenir personnel lié à Johan Cruyff, qui vient d’accéder au paradis des fumeurs. C’était début juillet 1974. La Coupe du monde de foot se déroulait en Allemagne, mais les pays-Bas, emmenés par Cruyff, venaient de battre le Brésil. Bref, les derniers rounds s’annonçaient ouverts et passionnants. Je n’étais déjà pas un supporter de foot bien constant. J’ai choisi de partir en vacances avec deux copains — Italie, Yougoslavie, et Roumanie — le but final étant la Turquie. Le 4 juillet, nous entrâmes en Roumanie — trois types assez chevelus au volant d’une Coccinelle Volkswagen jaune qui devait rendre l’âme un peu plus tard — but that’s another story.
Si ! C’est moi, en 1974 — quelques jours après les faits relatés ci-dessous. À l’ombre de la statue d’Aristote. Le copain qui l’a prise a judicieusement griffonné, au dos : « Quel minus ! »
La Roumanie était alors sous Ceausescu, que l’on se plaisait à décrire, en Occident, comme un dirigeant démocratico-compatible. Je peux témoigner que Bucarest était un modèle d’architecture stalinienne, que la plupart des routes, non goudronnées, étaient sillonnées par des carrioles à chevaux montées sur des pneus, et que les Tziganes y étaient moins considérées que les rats (sur ce dernier point au moins, il semble que rien n’ait changé).
Nous sommes d’abord montés au nord, à Timisoara — qui devait s’illustrer beaucoup plus tard avec des exhibitions de cadavres bidonnés dont le pseudo-meurtre, attribué aux troupes du dictateur, devait contribuer puissamment à sa chute et à son exécution. Puis nous sommes redescendus vers Orșova — j’avais un souvenir lointain d’un cours de géographie sur les Portes de fer, un défilé étroit où s’engouffrait spectaculairement le Danube.
En fait de spectacle, on avait construit là un grand barrage qui avait noyé la ville basse et ralenti considérablement le cours du fleuve. Le cours de géo était, à revoir. Nous étions le dimanche 7 juillet. Notre souci premier fut de trouver une télé disponible. Il y en avait une — en tout et pour tout apparemment — dans une sorte d’hôtel-restaurant où toute la bourgade se retrouva le soir pour assister à la finale — Pays-Bas/Allemagne fédérale, Johan Cruyff et Johnny Rep contre Gerd Müller et Franz Beckenbauer. Cent personnes peut-être agglutinées autour d’un poste en noir et blanc dont la réception était aléatoire.
J’ai repéré une jolie petite blonde, malheureusement affectée d’un colosse barbu. Dans les 20 ans l’un et l’autre. La fille était vraiment mignonne, mince, délicate, sylphide. Son compagnon était l’un de ces barbares prêts à envahir Rome comme l’outre-Danube en a fourni quelques millions vers le Vème siècle.
Pendant ce temps, Gerd Müller, en fin de première mi-temps, réduisait à néant les espoirs hollandais. Cruyff eut beau essayer et essayer encore, tout ce qu’il récolta, ce fut la distinction de meilleur joueur du tournoi — ce qui témoignait d’un sens esthétique certain : oserait-on encore aujourd’hui couronner un perdant ? Mais il débordait de classe…
Pendant ce temps, nous nous rapprochâmes de la belle jeune fille — elle avait les cheveux presque blancs à force de blondeur —, qui à vrai dire faisait de son mieux pour se rapprocher de nous. Tout nous désignait comme des Occidentaux affreusement capitalistes — nos cheveux longs, nos barbes de hippies, nos jeans, et l’appareil-photo que l’un d’entre nous portait sans cesse en bandoulière. Le contact s’établit vers la fin du match.
Il s’avéra qu’ils étaient Allemands de l’Est en vacances. Obsédés par un seul souci : passer à l’Ouest. Nous ignorions à peu près l’allemand, ils baragouinaient l’anglais, nous étions jeunes les uns et les autres (j’avais vingt ans et n’en déplaise à Paul Nizan, je ne laisserai personne dire que ce n’est pas le plus bel âge de la vie — comme tous les âges qui suivent, d’ailleurs). « We are slaves », dit le jeune Allemand. Ils comptaient traverser le Danube à la nage — nous allâmes jusqu’à leur offrir les palmes, les masques et les tubas dont nous étions pourvus, mais ils avaient déjà prévu le coup. Leur problème était d’être réceptionnés de l’autre côté, sur la rive yougoslave (Tito, qui était toujours en vie, jouait habilement les non-alignés et avait placé son pays à cheval sur le rideau de fer).
Qu’à cela ne tienne : nous nous mîmes d’accord, et le lundi matin nous repassâmes la frontière. Les douaniers roumains trouvèrent fort suspecte notre hâte à quitter leur miraculeux pays, et nous fouillèrent, nous et la voiture, avec l’obstination d’un garagiste soucieux de débusquer une panne introuvable. Nous avons erré sur la rive yougoslave durant toute la journée, et le soir, vers minuit, nous sommes descendus sur la rive du grand lac de tenue, en un point concertés d’avance. Les deux Allemands devaient se mettre à l’eau en amont, et jouer avec le courant pour dériver vers l’aval tout en franchissant la frontière immatérielle au milieu du fleuve. Presque deux kilomètres à nager.
Nous n’avions pas de jumelles, mais l’objectif de 200 mm de l’appareil-photo nous fournit un aperçu très suffisant de ce qui se passait. Nous avions remarqué tout au fil de la journée le manège des vedettes de surveillance de l’armée roumaine, qui quittaient le barrage et remontaient jusqu’au point où les falaises resserrées des gorges rendaient tout passage impossible. Puis elles redescendaient, pour remonter, de quart d’heure en quart d’heure. Quand on habite un paradis socialiste, on fait de son mieux pour que ses concitoyens — les ingrats ! — ne le quittent pas.
Sans doute se sont-ils mis à l’eau à l’heure. Sans doute ont-ils nagé conformément au plan. Vers minuit et demi, une vedette qui remontait, tous phares allumés, les saisit dans son faisceau. Il n’y eut pas de sommations : les soldats tirèrent à la mitrailleuse lourde sur les deux Allemands — j’avoue que j’ai longuement cauchemardé, par la suite, à l’idée des dégâts que pouvaient faire des balles de M66 (le nom roumain de la PK) de calibre 7,62 à 650 coups/minute sur l’organisme fragile de ma naïade blonde. Nous étions figés d’horreur. Nous avons vu les soldats récupérer, à l’épuisette, ce qui restait de nos deux Allemands.
Puis les projos se sont braqués sur nous — forcément, quand quelqu’un traverse, il faut bien que quelqu’un l’attende. Il y avait des saules étroits et des aulnes sur le bord du lac. Nous ont-ils vus ou non ? Sans doute ne tenaient-ils pas à créer un incident frontalier avec Tito, qui n’était pas toujours aimable. La vedette a fait demi-tour, en ramenant les débris ramassés vers le poste du barrage. Les poissons carnassiers du Danube ont sans doute fait bombance avec ce qu’ils n’avaient pas repêché.
Nous sommes remontés vers la Coccinelle, et sans mettre immédiatement les phares, nous sommes repartis vers le sud, la Macédoine et la Grèce au petit matin. Plus tard dans ce même été, nous nous sommes retrouvés coincés entre l’armée turque et les chars grecs — l’affaire de Chypre débutait. But that’s another story.
Et pendant ce temps, Cruyff ruminait sa défaite — mais après tout, il avait remporté la Coupe d’Europe des clubs en 1971, 1972 et 1973, la main passait aux Allemands et au Bayern. La réunification était encore lointaine.
Pour Ch***.
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