Accueil Culture Un « Joe » prolo, raciste, homophobe, milicien et antigauchiste!

Un « Joe » prolo, raciste, homophobe, milicien et antigauchiste!

"Joe, c'est aussi l'Amérique" de John G. Avildsen (1970), sortie Blu-ray évènement le 24 juillet (ESC Editions)


Un « Joe » prolo, raciste, homophobe, milicien et antigauchiste!
John G. Avildsen remporte l'oscar du meilleur réalisateur pour Rocky le 28 mars 1977 © PENDERGRASS/AP/SIPA

(Re)découvrez la face sombre du « Nouvel Hollywood »


Attention, terrain ultra glissant ! Les premières années de ce que l’on a eu coutume de nommer (a posteriori évidemment) le « Nouvel Hollywood » (1967-1980) regorge de brûlots transgressifs et licencieux à l’instar de ce très irrévérencieux Joe, qui sur bien des aspects, prépare et annonce le futur Taxi Driver de Martin Scorsese (1976) ainsi que l’éprouvant et bien nommé Hardcore de Paul Schrader (1979), autre icône de cette nouvelle vague nord-américaine un peu oublié mais toujours en activité.

Si l’on définit ce « Nouvel Hollywood » comme un courant artistique contra-culturel et contra-systémique visant à aborder frontalement des sujets et des thèmes jusqu’ici volontairement éludés, escamotés, rejetés par l’Établissement « mainstream » des grands studios et à faire entrer dans le cadre (au sens propre et figuré) la monstrueuse parade des réprouvés (marginaux, névropathes, déclassés, inadaptés, minorités ethniques, blacks, indiens, handicapés, sexworkers, séditieux, subversifs, insoumis, freaks, morts-vivants…), alors le brûlot provocateur de John G. Avildsen (décédé en 2017 à l’âge de 81 ans) peut y prendre toute sa place.

Fabrication d’un brûlot

Au scénario, Norman Wexler, personnalité complexe de cette galaxie néo-hollywoodienne, hélas maniaco-dépressif, tristement passé à la postérité pour avoir proféré des injures publiques et des menaces de mort à l’encontre du président Nixon lors d’un vol aérien intérieur. Outre Joe, Wexler s’est distingué par l’écriture des scénarios de Serpico (Sidney Lumet, 1973), Mandingo (Richard Fleischer, 1975, autre film « à caractère racial et discriminant » hautement controversé aujourd’hui, et quasiment jamais programmé sur les chaînes TV hexagonales…) ou encore La fièvre du samedi soir (John Badham, 1977), ce qui n’est pas rien dans cette décennie 70, disruptive, contestataire mais ô combien magique pour tout cinéphile !
Précisons d’emblée que le réalisateur Avildsen commet ici son premier véritable effort (après ses deux premiers galops d’essais Turn on To Love ; Guess What We learned in School today ?) et connaîtra une consécration mondiale six ans plus tard avec un certain Rocky, reprenant cette fois le scénario mal dégrossi d’un débutant nommé Sylvester Stallone…. Ce qui leur permettra de glaner la bagatelle de trois Oscars à Hollywood dont ceux de Meilleur film et Meilleur réalisateur, consécration suprême pour le valeureux et besogneux cogneur Sly, strapontin vers une gloire inattendue qui sera toutefois émaillée de hauts et de quelques (très) bas !

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Mais quel est donc ici l’objet du scandale ? De manière très schématique se dessine dans Joe l’alliance de facto entre une posture « anti-liberal » (au sens américain du terme, entendez anti-progressiste et donc anti « contre-culture libertaire ») émanant de la bourgeoisie conservatrice new-yorkaise soutien de Nixon, représentant la fameuse « majorité silencieuse », et un spontanéisme ouvriériste propre à la frange prolétarienne américaine raciste et homophobe aux tendances fascistes et miliciennes. En un mot, un cocktail détonnant !

Soyons plus explicites :
Dans le New York de l’Upper East Side, un couple bourgeois établi, les Compton, déplore la lente descente aux enfers de leur jeune fille chérie Melissa (Susan Sarandon, 24 ans, pour ses grands débuts devant la caméra… avec une nudité explicite offerte au spectateur !), acoquinée à un minable dealer camé nommé Frank Russo (Patrick Mc Dermott). Suite à une overdose, Melissa se retrouve à l’hôpital et manque de passer de vie à trépas, ce qui conduit son paternel compassé Bill (incarné par un très smart Dennis Patrick) à se rendre enfin dans le taudis des tourtereaux pour comprendre ce qui s’est réellement passé… Introduit par effraction, il tombe forcément nez-à-nez avec le vilain « boyfriend » de sa petite fille chérie et ne résiste pas au plaisir de lui défoncer la tête contre le mur au détour d’une scène psychédélique et polychromatique assez hallucinante ! Horrifié par cet acte de démence, Bill se réfugie au pub du coin et subit les éructations nocturnes d’un pochetron prolétaire nommé Joe Curran (le fameux Joe du titre, fantastiquement interprété par le massif et impulsif Peter Boyle, autre grand nom du « Nouvel Hollywood » !). Dans un moment de faiblesse, Bill révèle son crime anti-hippie, ce qui emplit de joie l’ouvrier irascible et sociopathe. Tenus par ce pacte de sang, les deux nouveaux comparses que tout oppose vont dès lors faire cause commune pour pénétrer le milieu interlope des jeunes drogués et tenter de retrouver une Melissa fugueuse afin de la faire retourner dare-dare au bercail familial… Jusqu’à commettre l’irréparable au terme d’un dernier acte glaçant et complètement nihiliste… instaurant un réel malaise chez les spectateurs du début des années 70… comme assurément chez ceux d’aujourd’hui.

Aller chercher Debbie

Notons immédiatement la grande similitude narrative avec un autre fameux film de cette fabuleuse époque de création insensée, le très controversé Hardcore de Paul Schrader (1979) dans lequel un père rigoriste religieux tendance calviniste (interprété avec la rage du désespoir par un immense George C. Scott) part également à la recherche de sa fille en fuite, tombée cette fois dans le piège de la prostitution et du milieu X underground californiens (film dans lequel joue également Peter Boyle en tant que détective privé qui tente d’aider le père outragé dans son impossible quête rédemptrice).
Dans les deux cas (et l’on pourrait évidemment y inclure Taxi Driver), les auteurs ont vraisemblablement voulu reprendre le schéma classique fordien du séminal The Searchers (La Prisonnière du désert, 1956) qui voit Ethan Edwards (John Wayne), ancien soldat confédéré, « conservateur » et xénophobe partir en territoire ennemi comanche afin de retrouver sa nièce Debbie (Nathalie Wood) enlevée par ces « sauvages ». Les indiens d’hier seraient-ils les hippies, proxénètes et pornocrates des seventies ?

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Concernant Joe, on est littéralement subjugués et hypnotisés par la performance exceptionnelle de Peter Boyle en métallurgiste prolétarisé, brut de décoffrage, qui rêve d’ascension sociale tout en épanchant sa haine et sa rancœur à l’encontre de tout ce qui peut symboliser la contre-culture américaine de l’époque : les jeunes libertaires fumeurs de joints, responsables de l’enlisement au Vietnam et de la chute des valeurs régaliennes, les filles lascives un peu trop libérées, sans oublier « les nègres et les pédés ». Préparez-vous, le langage est plutôt fleuri et tranche évidemment radicalement avec la majorité des autres films « progressistes » et « libertaires » (de type Easy Rider, Le Lauréat ou Cinq pièces faciles) produits au même moment par les hérauts de cette nouvelle vague U.S on ne peut plus diverse, protéiforme et évolutive comme l’ont montré les nombreux travaux sur ce sujet menés d’une main de maître par le critique et historien du cinéma Jean-Baptiste Thoret, auteur dans le Blu-ray d’ESC d’un excellent documentaire de 45 minutes, Le réveil de l’Amérique silencieuse.

Quel héritage ?

Produit pour un peu plus de 100 000 dollars, le film rapportera la bagatelle de 20 millions de dollars, rien qu’aux Etats-Unis et au Canada, soit le 13ème succès de l’année, toutes catégories confondues. Mais devant l’enthousiasme irrationnel des foules riant aux larmes et applaudissant plus que de raison les dérapages verbaux et la radicalité transgressive de son personnage, Peter Boyle fut à son tour horrifié et refusa pendant plusieurs années d’apparaître dans un autre matériau filmique similaire glorifiant une quelconque forme de violence ou de posture réactionnaire et « vigilantiste »… D’où son refus d’accepter par exemple l’année suivante le rôle de Jimmy « Popeye » Doyle dans le fameux French Connection de William Friedkin (qu’endossa finalement pour le plus grand bonheur des spectateurs et des financiers Gene Hackman).

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Enfin, comment ne pas évoquer avec émotion le souvenir très fort d’un jeune garçon de sept ans qui découvre ce film sur grand écran au cinéma Tiffany de New York, en 1970, aux côtés de sa mère Connie (très « liberal » pour le coup !) et de son beau-père, Curt. Ce jeune privilégié sera maqué toute sa vie par ce spectacle hors norme ainsi que par les réactions du public dans le cinéma… Un public qui « s’est bien fendu la poire » pendant les trois quarts du métrage ! Ce timide garçonnet a pour nom Quentin Tarantino et son récit est gravé pour l’éternité dans son magnifique essai autobiographique, poétiquement baptisé, Cinéma Spéculations (Flammarion, 2022), que l’on ne saurait trop vous conseiller de dévorer :
« Ce film a été pour moi une projection mémorable. Bien que brutal, laid et violent, Joe est une comédie truculente, trempée dans l’humour noir, sur les classes sociales en Amérique, à la limite de la satire, tout en étant aussi sauvagement féroce. Chaque camp, prolos, bourgeois et culture jeune, est incarné par ses pires représentants (tous les personnages masculins du film sont de détestables crétins). Je crois que c’est l’aspect sordide de l’appartement dans lequel les deux junkies du début vivaient qui m’a le plus fichu les jetons. En fait, j’en ai carrément eu mal au bide. Mais dès l’instant où le père est entré dans le bar et où Joe est apparu pour la première fois à l’écran, le public a commencé à se marrer. Et en un rien de temps, le public adulte est passé du silence dégoûté à la franche hilarité. Le réalisateur, en combinant la comique prestation frime de Peter Boyle avec ce trash-o-logue glauque, produit un cocktail à base de pisse dont le côté savoureux est perturbant. » Du grand Quentin dans le texte pour un Ovni très malséant et très peu « PC » (politiquement correct) mais à voir absolument pour quiconque souhaite mieux appréhender et pénétrer les arcanes parfois hermétiques de ce « Nouvel Hollywood » et qui aide, par voie de conséquence, à mieux comprendre également la situation actuelle d’un pays hautement clivé et en profondes crises/ mutations, à moins de quatre mois de l’élection présidentielle qui devrait opposer Donald Trump à Kamala Harris suite à l’incroyable retrait de Joe Biden…  

Le Blu-ray avec 1 livret de 24 pages disponible le 24 juillet 2024 chez ESC Editions.

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