Le corps des pompiers, dans tous les sens de l’expression, dans le nouveau film du cinéaste fantasmatique Joao Pedro Rodrigues…
En août, près d’un millier de pompiers lusitaniens tentaient encore de maîtriser le « méga-feu » dévorant le parc naturel de la Serra da Estrela, immense brasier qui a calciné 25 000 hectares de forêts. En 2022, les incendies ont ravagé 92 000 hectares du territoire portugais. Autant dire que « Feu follet » s’ancre dans la brûlante réalité des catastrophes climatiques.
Allègrement baptisé « une fantaisie musicale » par Joao Pedro Rodriguez, réalisateur lisboète né en 1966, jouissant déjà d’une discrète mais solide notoriété en France – reste un film singulier, moins par sa durée (à peine 67mn) que par sa forme. Car, brûlante du plus torride homo-érotisme, cette comédie corrosive vient calciner à bon escient, comme au lance-flammes, le puritanisme envahissant et mortifère de notre époque.
Une comédie musicale qui est une ode aux forêts
En guise de prologue, « Feu follet » nous reporte en l’an 2069, dans une chambre où gît un royal moribond, tandis qu’un enfant, son petit-fils, promène le jouet d’une voiture de pompier sur le drap chamarré qui couvre le corps étendu du vieillard. Au mur, derrière la tête chenue, se reconnaît la célèbre toile de José Conrado Roza, peinte en 1788, qui montre – dans une merveilleuse facture naïve – les noces de Don Pedro avec Dona Roza, naine préférée de la reine du Portugal, qu’entourent six autres nains, excepté un garçon affligé d’une dépigmentation de la peau. Pour la petite histoire, aujourd’hui baptisé La Mascarade nuptiale, ce chef d’œuvre de belles dimensions est l’un des joyaux du musée du Nouveau monde, à La Rochelle.
Aussitôt ensuite, nous voilà ramené en 2011. Une ronde de sages enfants entonne une augurale cantilène agreste, célébrant « un arbre, un ami dont nous devons prendre soin ». Hymne écologique bientôt repris, chantonnant à leur tour, par un père et son fils, en conciliabule au milieu des hautes futaies de pins maritimes : « Tu ferais bien de t’inspirer de ces arbres, Alfredo ! Vois comme ils grandissent, comme ils montent vers le ciel, gonflés de sève, frémissant sous la chaleur de la résine des gros troncs (…) pour que la vie les parcourent de la base au sommet, et exhale le don oxygéné auquel nous aspirons avidement ». L’incantation paternelle, allégorie du désir turgescent, provoque illico chez l’adolescent une discrète érection, qu’il tente de dissimuler en plongeant sa main dans la poche du pantalon…
Puis le récit se reporte « un an plus tard », dans une salle à manger palatiale ornée de cette même Mascarade nuptiale, où soupent, en vis-à-vis, ledit père et la mère, très collet-monté. Au centre, Alfredo, le frémissant jeune homme aux boucles blondes de la forêt, et face à lui, de dos, deux jeunes enfants, ses petites sœurs. Sans compter les deux lévriers couchés à leurs pieds : une famille aristocratique, dans le modeste royaume de sa salle à manger ! Au mur, à la télévision, les infos commentent l’incendie de la pinède de Leira. (Il faut savoir que, plantée au XIIe siècle pour stopper l’avancée des dunes sur le littoral portugais, cette forêt a réellement brûlée à 80% en 2017). « Quelques années plus tard », apprend-on, voilà que le prince Alfredo se lance – en langue anglaise ! – dans une ode aux forêts royales. Puis manifeste son vœu de s’engager chez les pompiers, comme simple sapeur. Séquence pleine de malice, d’une théâtralité facétieuse, confinant au burlesque. Achevé ce long préambule à la désopilante causticité, s’ouvre pour de bon, cette fois, le générique – en lettres rouges – de « Foto-Fatuo » – « Feu follet » en français…
Un président du Portugal noir et musulman
Sur fond de Flûte enchantée (version Klemperer 1964, pour les mélomanes), les pompiers sont à l’entraînement gymnastique, Alfredo a intégré la caserne, commandée avec vigueur par une sympathique lesbienne obèse… Sous ses ordres, Alfonso, centurion du feu à la peau noire d’ébène, se voit chargé de l’instruction du pâle prince aux cheveux d’or. La dimension sexuelle de « Feu follet » s’épanouit, à partir de là, avec un humour, une fantaisie, une franchise du regard décidément hors normes.
Conte de fée ardemment subversif, comédie musicale à la fois allègre et lyrique, « Feu follet » ritualise l’amour fou entre Alfredo et Afonso: chorégraphiant le corps des pompiers – à tous les sens de l’expression – à travers des « tableaux vivants », pastiches académiques d’une irrésistible drôlerie ; imageant la fornication dans des séquences qu’on pourrait expressément qualifier de porno-graphiques, en ce qu’elles ne cèlent rien : ni de l’érection jumelle, ni même du jaillissement synchrone des liqueurs! On pense au Jean Genêt du Condamné à mort : « mordille tendrement le paf qui bat ta joue (…) d’où tu sèmes, royal, ces blancs enchantements/ ces neiges sur mon page en ma prison muette », etc. C’est que, grand poète visuel, Joao Pedro Rodrigues n’a rien d’un partisan de la cause « gay ». Il ne brandit pas l’étendard du « mariage pour tous-tou(tes) » ; il ne pétitionne pas pour la reconnaissance des identités inclusives LGBTQUIA+ ! Et c’est avec un humour narquois que ce parfait incroyant imagine, dans le dénouement farceur de « Fogo-Fafuo », un Portugal dirigé par un président… noir et musulman.
Profondément rebelle aux stéréotypes et aux injonctions de la doxa militante, son cinéma proclame la souveraine liberté de l’amour-passion, mais aussi la double assignation de l’homme au désir charnel, et à la mort. Ainsi, « O Fantasma », premier film qui révéla le maître portugais en l’an 2000, montre les errances d’un jeune éboueur vêtu d’une combinaison en latex, fantôme tenaillé par ses fantasmes dans la nuit lisboète… Larguée par son fiancé aussitôt qu’elle lui a confié son désir d’enfant, « Odete » (2005) s’introduit dans la vie d’un garçon inconsolable d’avoir vu trépasser sous ses yeux son amant dans un crash automobile. Prétendument enceinte de ce dernier, prise dans sa démence identificatoire, la jeune femme développe une « grossesse nerveuse » qui la mènera à l’asile psychiatrique… Dans « Mourir comme un homme » (2009), un vieux géniteur transsexuel et bigot, vétéran des spectacles de travesti à Lisbonne, se meurt en secret du cancer dont sont atteints ses seins siliconés, et expire en homme, sans avoir changé de sexe. Dans « La dernière fois que j’ai vu Macao » (2012), faux documentaire urbain à la plastique sublime, un narrateur invisible à l’écran, appelé au secours par son ancien amant dans l’ancienne colonie portugaise qu’il n’a pas revue depuis trente ans, se trouve mêlé au complot ourdi par une étrange secte qui transforme magiquement les hommes en chiens… Le kayac de « L’Ornithologue » (2016) s’étant fracassé contre un récif, le corps inanimé du randonneur est retrouvé par deux Chinoises égarées sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, lesquelles le ficellent à un tronc d’arbre pour un « bondage » sado-maso, avant que le récit, de plus en plus halluciné, ne s’oriente vers un territoire parcouru de rituels païens dont un jeune pâtre sourd-muet figure l’Apollon…
Euphorique et cruel, couturé d’onirisme et de perversité, traversé d’une puissante dimension allégorique mais aussi romanesque, tout le cinéma de Joao Pedro Rodriguez, on le voit, n’est jamais qu’une quête sinueuse, blasphématoire, parfois ésotérique, toujours très maîtrisée, volontiers provocante, dans laquelle le corps mortel et désirant aspire à une forme de salut profane, au cœur de paysages transfigurés. Du grand art. Personnes prudes, s’abstenir.
Feu follet (Fogo-Fatuo). Film de Joao Pedro Rodrigues. France, Portugal, couleur, 2022. Durée : 1h07 En salles le 14 septembre 2022
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