Pour tout vous dire (Grasset) réunit les textes parus entre 1968 et 2000 de Joan Didion, icône des lettres américaines, disparue le 23 décembre 2021.
L’écrivain américaine Joan Didion, principale représentante de ce qu’on a appelé le « New Journalism » en Amérique, était un peu moins connue en France que ses collègues Tom Wolfe, Norman Mailer, ou encore Hunter S. Thompson. Pourtant, elle était la cheville ouvrière de ce mouvement qui, sous l’inspiration d’un Albert Londres, avait su allier dans ses reportages le style littéraire à la précision des faits. Le Nouveau Journalisme, apparu aux États-Unis dans les années 70, a donné au travail des reporters pour les magazines ses lettres de noblesse, comme pouvait en témoigner au cinéma, récemment, le film de Wes Anderson, l’excellent « The French Dispatch ».
Une légende des lettres
Joan Didion, également romancière et scénariste, née en Californie en 1934, est morte dans son appartement new-yorkais le 23 décembre dernier, alors qu’elle y vivait recluse après avoir contracté la maladie de Parkinson. Elle a été capable, jusqu’à la fin, de demeurer une légende des lettres, surtout après la publication de son best-seller L’Année de la pensée magique, qui lui avait valu en France le prix Médicis en 2007. Elle y racontait la soudaine disparition de son mari, l’écrivain John Gregory Dunne, d’une crise cardiaque. On retrouvait dans ce livre les caractéristiques principales de l’art de Joan Didion : une froideur dans le ton, excluant tout apitoiement sur soi-même, avec une attention extrême conférée aux détails, pour aboutir à ce récit inquiétant se dérobant sous nos yeux.
Dans son indispensable Histoire de la littérature américaine, le critique Pierre-Yves Pétillon soulignait une caractéristique essentielle du tempérament de Joan Didion : « Elle est particulièrement sensible à l’envers sinistre du paradis californien. » Il faudra s’habituer, avec elle, à percevoir, sous la platitude des événements rapportés, les déchirures et les blessures non dites du cœur humain. C’est d’ailleurs ce qui se passe à nouveau dans ce dernier volume d’articles de Joan Didion, qui paraît aujourd’hui chez Grasset sous le titre Pour tout vous dire, et qui réunit des textes parus entre 1968 et 2000. On a là un petit échantillon étonnant de ce que Joan Didion savait faire, en grande professionnelle du journalisme qu’elle était et qui, sans apparemment y toucher, pouvait entraîner le lecteur vers des horizons inattendus.
« L’épicentre de nos terreurs »
Le même Pierre-Yves Pétillon, pour conclure sa notice sur Joan Didion, la rapprochait de Scott Fitzgerald, faisant remarquer : « Comme Scott Fitzgerald, elle a toujours su localiser l’épicentre de nos terreurs. » Cependant, le grand modèle restera pour elle Hemingway, auquel elle consacre un texte dans Pour tout vous dire. Elle y évoque le grand romancier avec beaucoup de persuasion, et on sent qu’elle est autant émue par l’œuvre que par l’homme : elle voit chez lui « une manière d’observer sans prendre part », formule qui pourrait aussi bien s’appliquer à elle. Affectant de parler de Hemingway, c’est bien sûr d’elle-même qu’elle parle. Cet « individualisme romantique » sous-jacent, qu’elle perçoit chez l’auteur de L’Adieu aux armes, on le retrouve aussi sous sa plume, comme en un jeu de miroirs.
Dans un autre article, « Pourquoi j’écris », que j’ai trouvé à la fois passionnant et, comme toujours, très ambigu, Joan Didion semble aller encore plus loin dans l’introspection. Elle le dit sans ambages : « Par bien des aspects, écrire, c’est l’acte de dire je, d’imposer sa présence à autrui… » Joan Didion a cultivé toute sa vie cet art de dire je, elle tente d’en expliquer ici la genèse chez elle, en particulier dans certains de ses romans comme Mauvais joueurs. À l’époque, elle n’avait pas encore écrit L’Année de la pensée magique, qui apparaît rétrospectivement comme l’aboutissement de cette recherche d’une littérature du je, mais d’un je qui échappe sans cesse, qui, proche de s’évanouir dans le néant, cherche inlassablement à se rattraper lui-même.
Une extrême élégance
Ce qui surnage, selon moi, à la lecture de ces textes pour les magazines ou les journaux, c’est une extrême élégance. Même lorsque le sujet pourrait l’entraîner vers le bas, comme dans l’incroyable « La jolie Nancy », portrait de la femme du gouverneur de Californie dans son foyer, Joan Didion institue un double sens qui donne à son reportage une terrible dimension satirique.
Quelque chose en elle, dans cette élégance que rien ne vient brouiller, me fait penser à l’actrice Audrey Hepburn, avec cette silhouette gracile confectionnée par Givenchy. Audrey Hepburn et Joan Didion : deux sœurs jumelles et deux icônes qui, certes dans des domaines différents, ont su traverser une époque, et en faire comprendre, grâce à leur art, toute la quintessence définitive.
Joan Didion, Pour tout vous dire. Préface de Chantal Thomas. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Demarty. Éd. Grasset, collection « En lettres d’ancre ».
Pour tout vous dire: Avec une préface de Chantal Thomas, de l'Académie française
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