Si dans la course camarguaise, la star est le taureau Camargue, l’autre protagoniste est l’homme qui l’affronte : le raseteur. Et chaque génération a son raseteur emblématique. Pour la nôtre, c’est Joachim Cadenas. Rencontre avec l’actuel prince du raset.
Causeur. En quelques mots, décrivez-nous la course camarguaise ?
Joachim Cadenas. Pour certains c’est un sport, mais ce n’est pas ma philosophie et ce n’est pas ainsi que je la pratique. Je la définirai comme un art. Premièrement, pour moi, c’est le contact avec le sacré, avec le Mythe qu’est le taureau. Lors d’une course, le raseteur va devoir s’approcher au plus près de ce dieu. On provoque sa charge puis, à l’aide d’un crochet dans la main, on doit lui décrocher les attributs dont on l’a décoré : la cocarde sur son front, les deux pompons blancs à la base de chaque corne et la ficelle enroulée autour de sa corne. Cette action, c’est ce qu’on appelle un raset. Chaque attribut décroché par le raseteur lui vaudra une prime financière.
Au-delà de l’exploit physique et sportif, l’attrait du raset, c’est l’émotion que provoque la fusion du taureau et de l’homme au moment de la charge de la bête. C’est la beauté des gestes dans la manière de cueillir l’attribut, dans la manière de déclencher la charge du taureau et dans la manière de s’en dégager. Les gestes, le style, j’y pense beaucoup. C’est ce qui m’obsède. Il y a quelque chose qui mêle l’archaïsme et le raffinement. Affronter un taureau comme on le fait, c’est à la fois primitif et sophistiqué. Ce qui en fait un art, c’est aussi la quête de la perfection tout en la sachant impossible à atteindre totalement. Mais, moi en tout cas, je tente de l’approcher, le plus près possible.
Quel est cet idéal que vous cherchez à approcher ?
L’Idéal… c’est le raset de mes rêves. La forme parfaite, le taureau parfait, la beauté du geste, le temps parfait, tout cela réuni, l’impossible quoi. C’est aussi trouver, le plus souvent possible, le terrain capable de faire naître l’émotion. Je parle du terrain du taureau sur lequel aller. C’est quelque chose d’inexplicable. Il faut trouver l’endroit parfait ou se mettre, pour que notre rapport à l’animal crée l’émotion, pour que la fusion soit totale. C’est le terrain de la vérité. C’est difficile à expliquer, pour sentir cela il faut vraiment venir dans les arènes.
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Quelle a été votre enfance ? Comment le taureau est-il entré dans votre vie ?
Je suis né en Camargue, à Mas Thibert. Au milieu des taureaux donc. Mon père, espagnol, travaillait comme soudeur à l’usine. Ma mère, d’origine algérienne, était femme au foyer. Enfant, comme beaucoup de copains, je jouais aux taureaux (imaginaires ! pas avec des vrais). Mes parents m’emmenaient à la corrida et à la course camarguaise. C’était le rendez-vous. Ils n’étaient pas aficionados purs et durs, mais c’était le grand divertissement. Mes parents étaient très à cheval sur l’éducation. Ils voulaient que je fasse des études, que j’aie un bon métier, comme architecte. Ils avaient souffert et ne voulaient pas que ce soit mon cas. Par conséquent, ils ne voulaient pas que j’entre dans la tauromachie. Aucun parent, ou presque, ne souhaite cela à ses enfants. C’est bien normal.
Côté études, je suis allé jusqu’en première littéraire. Mais la passion du taureau montait en moi. Elle prenait toutes mes pensées. J’avais de très bonnes notes en cours, mais ça ne m’intéressait pas. Les livres qui m’intéressaient, c’était les livres de taureaux. Je n’aimais pas lire pourtant. Ce sont les taureaux qui m’ont fait lire. Mon premier livre, c’était celui de Dominique Lapierre, Ou tu porteras mon deuil…, sur l’histoire du matador El Cordobés. Un classique ! Ensuite le livre d’Alain Montcouquiol, Recouvre-le de lumière, sur la tragique histoire de son frère Nimeño II, dont la vie fut brisée par un taureau dans les arènes d’Arles. Et tout s’est enchaîné. Ce sont les taureaux qui m’ont élevé, qui m’ont ouvert l’esprit. Pour tout apprendre d’eux, je me suis mis à fréquenter des gens beaucoup plus âgés que moi. Des anciens. Je voulais tout savoir du taureau et de la culture qui l’entoure. Je voulais en savoir la grande histoire et les petites anecdotes.
Comment s’est fait le choix de la course camarguaise plutôt que celui de la corrida ?
Au début, j’aimais les deux. Enfant puis adolescent, à Arles, je fréquentais les jeunes toreros du moment. Il y avait Marco Leal, Mehdi Savalli, Román Pérez, Rafael Viotti. Je les suivais. Ils me faisaient toréer et raseter. Mais, pour en revenir à votre question, moi, je n’avais pas envie de tuer le taureau. Pour moi, c’était inconcevable, je l’aimais trop. C’est pour cela que j’ai fait le choix de la course camarguaise et que je suis devenu raseteur. Mais quelques années plus tard, avec plus de maturité, et après de longues réflexions, mon avis a évolué. Je concevais d’aimer le taureau et de le tuer.
Il y a quelques années, j’ai toréé et tué un taureau espagnol. Ce jour-là, l’appréhension était intense. Je m’étais entraîné. Mon sentiment était étrange. Lors d’une histoire d’amour avec une femme, il y a toujours la crainte que ça se termine mal. Avec le taureau – ça peut paraître étrange –, j’avais l’impression de commencer une histoire d’amour, j’apprenais à le connaître au fur et à mesure que je le toréais, et j’avais la certitude que cette d’histoire d’amour se finirait bien. Alors que cette fin, c’était la mort, inévitablement. La mort n’était pas une fin négative, mais positive, et presque rassurante. Comme si on scellait quelque chose de beau.
La course camarguaise est-elle un facteur d’intégration sociale ?
C’est certain. Déjà, les origines des raseteurs ont souvent correspondu aux vagues d’immigration. Il y a eu les Italiens, les Espagnols, les Portugais et aujourd’hui les Maghrébins. Dans ma jeunesse, la grande figure des raseteurs, c’était Sabri Allouani. Les raseteurs sont rarement des fils à papa. Le taureau, c’est une porte ouverte vers la société. Face à lui, on prouve notre courage, on peut émouvoir les gens, les faire vibrer, et gagner sa vie. On gagne aussi le respect et on s’intègre à la vie sociale. Quel que soit notre origine ou notre milieu. Et puis, lorsqu’on veut devenir raseteur, on entre dans une éducation à l’ancienne. On est en contact avec des personnes plus âgées, on les respecte, on les écoute. Il y a une hiérarchie. On est obligé d’obéir à des règles. Et ce ne sont pas des règles écrites qu’on suit bêtement. Non ! Ce sont les règles et les codes d’une tradition. On s’intègre à une histoire. Aujourd’hui, tous les jeunes raseteurs issus de l’immigration sont avant tout des raseteurs, des Camarguais, des gens du peuple du taureau, des héritiers du marquis de Baroncelli et de l’histoire d’une partie géographique de la France : la Camargue. Et tous ces jeunes raseteurs sont suivis par leurs copains. Les arènes sont pleines de jeunes. Toute la diversité de notre pays est réunie dans les arènes. La figure du raseteur est très populaire ici.
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Les raseteurs sont-ils professionnels ? Vivent-ils de la course ?
Certains le sont, d’autres travaillent à côté. Mais à un certain niveau, il est tout à fait possible de bien gagner sa vie avec.
En ce qui concerne la douleur et les blessures, sont-elles aussi présentes que chez les matadors ?
Oui. Le taureau Camargue est un animal redoutable, dangereux. Dans les blessures, j’ai eu de tout : genou cassé, coups de corne à côté du cœur, dans la cuisse, etc. Au début de ma carrière, je rêvais de prendre un coup de corne. J’avais très envie de voir ce que ça faisait. J’étais impatient. Chez nous, on dit que le premier coup de corne nous fait partir le mauvais sang, et qu’il ne nous reste ensuite que le bon. Ce premier coup, je l’ai reçu en 2013, j’avais 16 ans. C’était un coup de corne dans le bras sur plusieurs centimètres. Sur le moment, j’étais content. Mais derrière, ce qui m’importait le plus, quand même, c’était de savoir dans combien de temps j’allais pouvoir raseter de nouveau.
Dans quel état êtes-vous avant une course ?
Dans ces moments, l’appréhension et la peur sont présentes. Car je sais que je risque ma vie. Car je sais que l’animal que je vais affronter va vouloir ma mort. La veille, dans mon lit, je ne pense qu’à une chose : le taureau de demain. La nuit qui précède la course, je ne fais que de penser à ce taureau-là. À me demander comment il va réagir, comment il va charger. D’autant plus que, parfois, c’est un taureau que j’ai déjà affronté précédemment. Un taureau que je connais.
Et puis, il y a certains élevages qu’on craint plus que d’autres. Toute la nuit, l’imagination travaille. Tout cela fait monter la peur. Mais cette pression-là est nécessaire, il faut savoir la dompter et en faire en faire quelque chose de positif. Dans notre art, on dompte les éléments hostiles, la peur comme le taureau, pour en faire quelque chose de beau.