C’est une bonne nouvelle pour les amateurs de romans noir et de thrillers: Jo Nesbö sait faire court. Du sang sur la glace se lit en une soirée et a plutôt la taille d’une novela que celle de ces pavés monumentaux auxquels nous a habitués la star planétaire du polar norvégien. On sait que d’habitude, avec dix aventures au compteur qui sont autant de best-sellers traduits en quarante langues, l’inspecteur Harry Hole nous a souvent entrainés loin d’Oslo pour nous plonger dans les bas-fonds de Bangkok ou chez des Sud-Africains sadiques.
Bien sûr, tout partait toujours de Norvège mais Nesbö avait fini par faire du « world polar » comme il y a une « world music ». Il l’a fait certes bien mieux que d’autres mais au fur et à mesure que ces romans gonflaient en volume, ils perdaient en originalité. On pouvait saluer la virtuosité du maître mais les deux derniers, Fantôme et Police, avaient quelque chose d’inflationniste dans les péripéties et on y perdait en route ce qui faisait la force des premières enquêtes de Harry Hole comme dans l’indépassable Bonhomme de neige. C’est aussi le problème d’avoir un personnage récurrent. On peut admettre que dans la vie d’une personne, même un flic, il puisse arriver une demi-douzaine d’événements personnels ou d’affaires particulièrement tragiques. Au-delà, le personnage auquel on croyait quitte son statut purement humain pour devenir un archétype, façon Tintin. Et ce qui est bon pour la bande dessinée le devient beaucoup moins quand on a voulu construire un personnage réaliste avec lequel on partage ses amours ratées, ses deuils, ses addictions, ses doutes. A la fin, on n’y croit plus, ou beaucoup moins.
Est-ce en se rendant compte de cette dilution qui aseptise que Nesbö a décidé de faire une pause avec Du sang sur la glace qui ne met plus en scène Harry Hole mais un tueur à gage au service d’un parrain du milieu dans l’Oslo de la fin des années 70, dans les jours qui précèdent Noël ? On apprend d’ailleurs au passage comment à cette époque l’héroïne a envahi Oslo à partir de la très septentrionale île minière du Svalbard, partagée entre URSS et Norvège, là où pouvait passer dans des températures polaires la came venue d’Afghanistan. Toujours est-il que dans Du sang sur la glace, Nesbö se recentre sur les codes du roman noir, tueurs, truands, affrontement entre mafias locales, femmes fatales, pour les réinventer sans les dénaturer, un peu comme un tragédien du dix-septième siècle qui accepte la règle des trois unités pour mieux jouir de la contrainte qui lui permettra de renouveler son inspiration.
C’est le tueur qui a la parole. Il est très attachant, en fait. Au début, on le voit exécuter un homme de main du Pêcheur, le grand rival de son patron. Il le fait sans sadisme excessif et prend bien soin de préciser à sa victime qu’il ne faut « rien voir de personnel » là-dedans. Notre tueur est, en outre, dyslexique. Il n’empêche qu’il ne cesse de vouloir écrire son histoire ou plus exactement une lettre à une fille sourde et muette dont il a dû « expédier » le petit copain. La fille sourde et muette ne le sait pas, évidemment, et le tueur qui est un peu amoureux d’elle, la protège de loin et s’arrange pour prendre le même train de banlieue qu’elle et lui murmurer tout son amour en s’asseyant derrière elle.
Murmurer son amour à quelqu’un qui n’entend pas, voilà une bien belle définition de l’écriture. Outre l’intrigue très bien menée- le tueur doit tuer la femme infidèle de son patron- et quelques scènes de bravoure comme la fusillade dans la crypte d’une église où il s’est introduit dans un cercueil, on comprendra que Nesbö a aussi fait de ce conte de Noël noir une réflexion sur son travail d’écrivain, sur la nécessité de raconter des histoires pour comprendre la vie ou, comme le dit le tueur lui-même, de trouver « la narration adéquate »: à la fois celle qui lui permettra de saisir les mobiles cachés de son patron mais aussi et surtout de trouver un sens à ce qui se présente devant nous comme un désordre tour à tour mélancolique et violent, désordre qu’on appelle la vie, faute de mieux
Et cela est bien plus difficile que d’échapper aux balles qui sifflent un peu partout dans Du sang sur la glace.
*Photo: Pixabay.
Du sang sur la glace, Jo Nesbö (Gallimard, Série noire).
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