Accueil Édition Abonné Décembre 2024 Ni godilleur ni godillot

Ni godilleur ni godillot

Une discussion animée par Jean-Baptiste Roques


Ni godilleur ni godillot
Jean-Michel Blanquer et Barbara Lefebvre © MANTOVANI/Gallimard/opale.photo – IBO/SIPA PRESS

Deux ans après avoir quitté le gouvernement, Jean-Michel Blanquer publie un livre pour défendre son bilan à l’Éducation nationale et répondre aux attaques contre sa réforme du bac. Mais aussi pour dénoncer le «machiavélisme à la petite semaine» d’Emmanuel Macron…


Pendant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, on l’a surnommé le « vice-président ». Jean-Michel Blanquer n’était certes pas un baron du régime. Mais il était avec Bruno Le Maire le pilier du gouvernement, à la fois social dans son action et inflexible sur les valeurs d’autorité. Et puis un jour, après cinq ans de bons et loyaux services, il a été lâché par Jupiter, comme un vulgaire Kleenex. Comme tant d’autres, remarquez. Mais lui méritait davantage d’égards. Même Barbara Lefebvre, professeur dans le secondaire peu suspecte de macronisme, n’avait pas complètement détesté son action à la tête de l’Éducation nationale, en particulier son attachement à la défense de la laïcité et à l’excellence républicaine pour tous. Alors on s’est dit qu’il serait intéressant que ces deux-là se rencontrent. D’autant que Blanquer, désormais professeur de droit public à l’université Paris-II, publie un livre passionnant et sans langue de bois sur ses cinq ans Rue de Grenelle. L’occasion de séparer le bon grain blanquériste de l’ivresse macroniste.


Barbara Lefebvre. Je suis sûre que vous vous souvenez du 20 avril 2017. Ce jour-là, un policier, Xavier Jugelé, était assassiné sur les Champs-Élysées par un djihadiste. Le lendemain matin, soit quarante-huit heures avant le premier tour des élections présidentielles, le candidat Emmanuel Macron était reçu sur RTL, où il était logiquement questionné sur l’attentat qui venait de se produire. Le futur chef de l’État répondait d’une façon pour le moins étrange : « Je ne vais pas inventer un programme de lutte contre le terrorisme dans la nuit ! » N’avez-vous pas été surpris par tant d’immaturité, vous qui alliez bientôt être son ministre et dont nul ne doute des fortes convictions républicaines ?

Jean-Michel Blanquer. Pour ce qui est de mon domaine, je veux dire l’Éducation nationale, Emmanuel Macron était dès ce moment-là, vis-à-vis de l’islamisme, plus résolu et mature que vous ne le suggérez. J’en veux pour preuve que, dans les jours qui ont suivi son élection, quand je suis arrivé Rue de Grenelle, j’ai pris des positions sans concession sur la laïcité, pour lesquelles il m’a apporté un appui total. J’ai ainsi pu lancer le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, véritable alternative à l’Observatoire de la laïcité, dont je déplorais les positions trop accommodantes. Parmi tous les ministres de l’Éducation nationale de la Ve République, je pense même avoir celui qui a été le plus soutenu par son président, au cours des quatre premières années.

Cependant dans votre livre, on apprend que le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, n’était pas votre allié sur la laïcité. Vous évoquez également le mépris dans lequel il tient le monde enseignant. Il pense apparemment que les profs sont tous des gauchistes… Il ignore que nombre d’entre eux ont depuis longtemps ouvert les yeux sur le réel !

En fait, le président a été ballotté depuis le début entre certains éléments de son identité politique (par exemple son positionnement vis-à-vis de Manuel Valls en 2016-2017) et l’impératif de défendre la République quand on la préside. Alexis Kohler avait peut-être des réticences personnelles, mais elles n’ont pas empêché Emmanuel Macron de m’accorder confiance et liberté. Mais un travail de sape progressif de différentes parties de l’entourage du chef de l’État a fini par avoir raison de cette confiance initiale. Mon positionnement républicain en agaçait plus d’un.

Vous vous réjouissez que le chef de l’État vous ait soutenu pendant toutes ces années. Fort bien. Mais n’est-ce pas justement le problème ? Que tout dépende du bon vouloir du prince élu ? Car la disgrâce peut survenir à tout moment. D’ailleurs vous avez fini par en faire les frais…

Je suis constitutionnaliste de formation, et à ce titre un grand partisan de la Ve République et des prérogatives importantes qu’elle accorde au président. Je ne sais que trop à quel point la France s’est cherchée pendant deux siècles avant de se trouver un système stable et consensuel. Dans un pays comme le nôtre, où l’État occupe une place centrale, il est précieux d’avoir un chef d’État doté de vrais pouvoirs. À condition, bien sûr, que ceux-ci soient limités par d’authentiques contre-pouvoirs et qu’ils s’exercent dans le souci d’une certaine collégialité. À cet égard, je vous rejoins, on a effectivement dépassé quelques bornes depuis 2017. Non pas au début du premier quinquennat mais petit à petit, quand les circonstances ont créé un effet « citadelle », pour reprendre le titre de mon livre.

Le moment de bascule est-il l’affaire Benalla ?

C’est davantage à la faveur de l’épidémie de Covid que l’Élysée a pris des habitudes de concentration du pouvoir. Entendons-nous bien : cette concentration se justifiait par temps de crise. Emmanuel Macron, qui est intelligent et très travailleur, et qui sait prendre des décisions, a été l’homme de la situation. Mais cela a pu ensuite lui donner l’impression qu’il pouvait, dès lors, tout faire tout seul. Et c’est ce qu’on a vu lors de la campagne pour sa réélection en 2022, conduite de façon très solitaire, le contexte de la guerre en Ukraine, il est vrai, n’aidant pas. Reste qu’on s’est retrouvé avec un président ayant moins le souci du cap et davantage celui du pouvoir.

Mais cela ne correspond-il pas de toute manière à sa psychologie instable, dont la dissolution est la dernière illustration ?

J’ai écrit mon livre avant la dissolution et sans savoir qu’il sortirait dans un moment si critique, du fait de l’initiative intempestive du président. Mais le portrait que je dresse de lui à travers mille circonstances, celui d’un homme qui a le goût de surprendre, permet sans doute d’expliquer ses décisions parfois irrationnelles et suicidaires. Emmanuel Macron pèche par excès de confiance en soi. Il faut dire que sa trajectoire politique est hors du commun. Il a passé les étapes avec une telle rapidité qu’il a pu finir par croire que sa réussite était totalement liée à ses qualités personnelles. Quand j’étais au gouvernement, j’ai eu le sentiment à plusieurs occasions d’être plus royaliste que le roi et finalement de devoir le défendre contre lui-même.

Emmanuel Macron croit avoir du génie, alors qu’il a surtout de la chance. La chance d’avoir affronté Marine Le Pen à deux reprises au second tour des présidentielles. Face à François Fillon, les choses auraient été bien différentes…

Cela n’abaisse pas son mérite d’avoir été un rempart sincère contre l’extrémisme.

Ah ? Admettons. Son action contre l’extrémisme islamiste mériterait inventaire, non ? Mais venons-en à ce qui vous a été reproché à vous, en qualité de ministre, et non à Emmanuel Macron. Je veux parler des réformes que vous avez menées à l’Éducation nationale. Je m’empresse de signaler que bon nombre d’entre elles m’ont semblé salutaires, notamment le dispositif « Devoirs faits », qui propose aux collégiens un temps d’étude le soir en classe – et qui est malheureusement en train d’être détricoté par l’instauration sans moyens supplémentaires des « groupes de besoin ». En revanche, comme beaucoup de collègues, j’ai quelques doutes s’agissant de votre réforme du bac. Pour de nombreux enseignants et parents, vous avez causé du tort aux mathématiques en les sortant du tronc commun des classes terminales.

C’est un procès totalement injuste que l’on me fait. Je suis le premier titulaire du portefeuille de l’Éducation nationale depuis trente ans à avoir reconnu qu’il y avait un déclin des mathématiques et des sciences à l’école. Et voilà que ceux-là mêmes qui n’avaient rien fait pour empêcher cette catastrophe me tombent dessus…

Vous avez à cet égard dans votre livre des mots très cruels contre François Bayrou. Cela dit, même Cédric Villani, qui a inspiré votre politique, semble lui aussi trouver que les mathématiques ont été fragilisées.

Mais j’ai suivi au pied de la lettre les recommandations de Cédric Villani et il le sait très bien ! J’ai notamment mis en place des évaluations nationales en CP, CE1 CM1, 6e, 4e et seconde, ce qui nous permet enfin de connaître le niveau en mathématiques des enfants. J’ai installé un mathématicien cognitiviste, Stanislas Dehaene, à la tête du conseil scientifique de l’Éducation nationale. J’ai lancé le « plan mathématiques », avant même le « plan français », qui permet aux professeurs des écoles primaires de suivre des formations continues pour gagner en compétences dans cette matière. On commence d’ailleurs à en voir les effets, puisque même avec le handicap de la crise du Covid, les évaluations nationales montrent un rebond du niveau des élèves de l’école primaire en mathématiques.

Emmanuel Macron, aux côtés de Jean Castex, Alexis Kohler et du directeur de cabinet du Premier ministre, Nicolas Revel, à la sortie d’un Conseil de défense sur l’Ukraine au palais de l’Élysée, 28 février 2022. ROMAIN GAILLARD-POOL/SIPA.

Oui mais symboliquement, n’était-ce pas une erreur de permettre que l’on passe le bac sans faire de maths ?

D’abord, cela existait déjà avant ! Et avec notre réforme, les mathématiques sont restées incontestablement la matière dominante au lycée, car la plus choisie par les élèves. Mieux encore, l’option « Mathématiques expertes », que nous avons créée et qui est désormais dispensée aux élèves les plus motivés, leur propose un enseignement plus approfondi qu’auparavant (neuf heures au lieu de huit).

Avec la réforme, les programmes en mathématiques et dans toutes les disciplines sont devenus plus exigeants qu’avant. Comparez et vous verrez ! Nous sommes revenus au programme de la terminale C d’autrefois en mieux. Et là encore, les résultats sont visibles. Avant la réforme, seule la moitié des bacheliers scientifiques s’inscrivaient dans une filière scientifique d’enseignement supérieur. Aujourd’hui, le taux est monté à plus 85 %. Il n’y a jamais eu autant d’étudiants en prépa scientifique qu’en cette rentrée 2024 ! Donnez-moi beaucoup de déclins comme celui-là !

Autre sujet : en arrivant Rue de Grenelle, vous avez voulu restaurer les classes européennes au collège, supprimées par Najat Vallaud-Belkacem dans sa logique de nivellement par la médiocrité. Mais vous n’êtes pas allé au bout : les élèves des classes européennes n’ont pas été regroupés en effectifs entiers, mais disséminés dans les autres classes, rendant le dispositif bien moins attractif pour les familles et accessoirement les enseignants. Dans certains collèges de ZEP, la classe européenne permettait de garder les meilleurs éléments et d’éviter la chute dans la médiocrité générale.

Je reconnais bien volontiers que le collège n’a pas été ma priorité. Il y avait urgence et je ne pouvais pas mener toutes les batailles en même temps.

On sent poindre un certain regret dans vos propos…

Je ne le cache pas, c’est un regret. Notre plan portait sur dix ans. Quand j’ai quitté la Rue de Grenelle, j’ai pensé qu’Emmanuel Macron me trouverait un successeur qui durerait aussi longtemps que moi, soit cinq ans à l’Éducation nationale, un record dans l’histoire de la République, et que ce successeur s’emploierait à prolonger au Collège ce que nous avons réalisé pour l’école primaire. Mais après moi, hélas, ce fut le zigzag, la godille, puisque nous en sommes à présent à cinq ministres en deux ans. Un record là encore. Mais dans l’autre sens.

Dans votre livre, vous parlez même du « machiavélisme à la petite semaine » d’Emmanuel Macron. Mais, sauf votre respect, comment avez-vous pu imaginer qu’il puisse en être autrement avec un homme comme lui ?

Emmanuel Macron n’a pas toujours godillé. J’affirme même que durant les premières années de sa présidence, il a fait preuve d’une authentique autorité républicaine, qui ne barguignait pas. En 2020, lorsqu’il a prononcé son fameux discours aux Mureaux contre le séparatisme, il paraissait avoir compris ce que veulent les Français, en tout cas les deux tiers d’entre eux, au-delà des clivages partisans : un pouvoir régalien fort et serein, laïque et respectueux de l’État de droit. Ce discours, mûrement réfléchi, s’est du reste accompagné de mesures très concrètes et même assez inédites, permettant notamment d’empêcher dans notre pays le financement de l’islamisme par de l’argent public, mais aussi par de l’argent étranger. Si Emmanuel Macron avait continué de tenir cette ligne républicaine, il bénéficierait encore aujourd’hui d’un large soutien populaire.

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Décembre 2024 - Causeur #129

Article extrait du Magazine Causeur




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