La grande cuisine n’a pas été tuée par le Covid. Loin des plateaux télés et des marmitons starifiés, des hommes talentueux défendent dignement leurs fourneaux. C’est le cas de Jimmy Desrivières qui sublime la cuisine antillaise.
Pour le promeneur un peu attentif au spectacle de la ville, Paris réserve toujours de bonnes surprises. Pas plus tard qu’hier, j’étais au jardin du Luxembourg (le plus beau jardin de la capitale, avec ses vergers pleins de fruits extraordinaires destinés à la table du président du Sénat). En moins d’une heure, j’ai vu trois Balthus : de très jeunes femmes, assises sur des chaises, exactement dans la même position que Thérèse rêvant, les jambes nonchalamment écartées, la culotte exposée au soleil et au regard des passants… Outre que ces scènes de la vie quotidienne indiquent manifestement un changement dans notre rapport à la pudeur (on dira la même chose des mecs dont la raie des fesses dépasse systématiquement de leur calbar), elles sont aussi cocasses, quand on sait que Balthus fait désormais scandale aux États-Unis où des pétitions exigent le retrait de ses tableaux « pédophiles » : chez nous, au moins, ce peintre est entré dans les mœurs !
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Les Champs-Élysées, pas mon terroir
Changement de décor. Aujourd’hui, j’étais dans le quartier des Champs-Élysées. Autant le dire tout de suite, ce n’est pas mon terroir. Quand Godard filmait les Champs dans À bout de souffle, en 1960, il montrait un Paris vivant et paisible, avec de vrais bistrots, des marchands de journaux, des commerces normaux et des gens du cru qui habitaient vraiment le quartier… Touristes et supporters du PSG faisant leurs emplettes à la boutique Adidas ont pris le relais. À la hauteur du métro George-V, je tente une échappée en prenant la rue de Bassano qui file vers le Trocadéro. J’apprends par une plaque commémorative que la Gestapo y torturait les résistants. Mais où est passée la vie ? Pas un épicier, pas une librairie. Soudain, je me retrouve devant l’entrée d’un restaurant, situé à côté d’un vendeur de sushis, avec une douzaine de livreurs dont les scooters empuantissent l’air. Ce restaurant s’appelle Pleine Terre. Un beau nom. Je me souviens que mes services de renseignement m’avaient conseillé cette adresse. À Causeur, faut le dire, on fait le job, on va traquer les talents même dans les quartiers craignos comme celui-ci ! Son chef antillais, debout, me regarde et paraît me reconnaître : « – C’est vous le type de la télé ? – Euh, non… moi je suis journaliste gastronomique. – Parce que vous ressemblez à un type de la télé, un beau mec qui porte des Berluti et qui vient manger chez moi avec sa maîtresse. – Ah non, désolé, mais j’aimerais beaucoup bosser pour la télé, porter des Berluti et avoir une maîtresse… Mais, pendant que j’y suis, il vous reste une table ? On m’a dit que la popote était bonne ici… »
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Jimmy Desrivières me fait descendre dans son restaurant dont la salle est située au sous-sol. Autrement dit, on est dans une cave, sans fenêtres, ça commence bien, moi qui suis claustrophobe. Voyant ma mine déconfite : « – Vous savez, on vient ici pour la cuisine, pas pour le décor. – Oui, mais quand même, les caves, c’est bien pour le vin et le jazz, Juliette Gréco à Saint-Germain-des-Prés ou Ionesco à la Huchette… Pour manger, moi, j’ai besoin d’espace… » Le chef m’explique : « J’ai ouvert fin 2018, juste avant les Gilets jaunes, les grèves, le Covid… Je ne pouvais pas choisir pire moment ! Trois années noires pour l’histoire de la gastronomie française. Eh bien, je me suis dit dès le début : si, dans un trou pareil, j’arrive à faire venir les clients rien que pour ma cuisine, c’est gagné ! Croyez-moi si vous voulez, mais je n’ai pas déposé le bilan, les gens du quartier viennent chaque semaine et certains viennent même de Versailles… Assez parlé, asseyez-vous, et goûtez-moi ça. »
Pas loin de l’extase
Je ne vais pas vous la jouer à la Pudlo en décrivant par le détail chaque plat qui m’a été servi : les textures, les accords, les produits, le croustillant de ceci et le fondant de cela… Je vous dirai simplement que Jimmy Desrivières, c’est un king, un vrai cuisinier ! Chez lui, tout est transformé, rien de pré-préparé, sauf le pain qui vient de chez Poujauran. Des plats étincelants et parfumés, lumineux, frais, sincères, équilibrés. Comme Céline dans la littérature, Jimmy a fait entrer l’émotion dans le langage culinaire. À l’heure où les chefs stars se la pètent avec leurs Rolex, ça fait du bien de croiser un mec sincère. Un mot sur les plats, histoire qu’on ne m’accuse pas de fainéantise. En entrée, son crabe breton de casier cuit au bouillon, il l’a décortiqué lui-même (plus aucun apprenti ne sait faire ça de nos jours). Dessus, une petite vinaigrette à base de coraux de crabe, avec des lamelles de pomme, un confit de citron et pamplemousse rose, du chou-rave frais, une mayonnaise au curry maison… La merveille des merveilles !
Ensuite, Jimmy enchaîne avec son thon blanc de ligne cru, servi avec des pickles de légumes, un sorbet concombre et une vinaigrette au citron et au gingembre. Là aussi, c’est comme du Ricqlès, une explosion de fraîcheur en bouche ! Côté vin, pas d’hésitation, Jimmy me sert son vin préféré, le riesling du domaine Weinbach, en Alsace, la famille Faller. Des orfèvres, ça coule de source, et avec les produits de la mer, on n’est pas loin de l’extase.
Jimmy est né à la Martinique en 1978. Sa mère et sa tante étaient cuisinières. Il se souvient du parfum de la cannelle, des espadons et des langoustes qui se tortillaient sur la table de la cuisine, mais surtout d’un de ses plats antillais favoris, le risotto au lait frais de coco servi avec un poulet fermier rôti à la braise… Je lui demande pourquoi il ne fait pas ce plat ici. « Parce que j’ai peur d’être déçu et de ne pas retrouver le goût de mon enfance… » Il est comme ça, Jimmy. Ce gaillard a appris la cuisine française chez les plus grands, comme Georges Blanc à Vonnas (trois étoiles Michelin) qui lui a transmis le secret des sauces, ou comme chez Le Divellec qui lui a montré comment sublimer les poissons les plus modestes. Jimmy adore surtout la cuisson au four à bois, comme le prouve son sublime agneau laiton d’Auvergne qui mérite à lui seul une bonne grosse étoile Michelin des familles…
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Avec la pandémie, des dizaines de restaurants étoilés ont fermé ou ont dû changer de concept. Les palaces parisiens ont arrêté la gastronomie. Bref, les cartes sont redistribuées. On repart de zéro. De nouveaux talents sont en train d’émerger. Jimmy est l’un d’eux. Ne passez pas à côté.
Pleine Terre 15, rue de Bassano 75008 Paris, Menu déjeuner à 35 euros, 68, 75 ou 88 euros le soir. www.restaurant-pleineterre.com