Un hasard malicieux a réuni, dans la même semaine de mai 2014, deux femmes parvenues au sommet du pouvoir et de la notoriété dans le monde de la presse dans un commun destin funeste : Jill Abramson, patronne du New York Times depuis 2011, et Natalie Nougayrède, directrice du Monde depuis mars 2013 ont été débarquées de leur poste par les mêmes actionnaires qui avaient fait grand cas, au moment de leur nomination, de leur hardiesse à promouvoir une femme à un poste jusque-là monopolisé par des individus du sexe mâle.
Seul le style de leur mise à l’écart diffère, conformément aux mœurs et aux traditions des pays concernés : Jill Abramson a été «fired » sans ménagements par Arthur Sulzberger, héritier de la dynastie propriétaire du NYT depuis 1896, alors que Natalie Nougayrède a été doucement, mais fermement, conduite vers la démission « volontaire » par le trio Bergé-Niel-Pigasse, actionnaires majoritaires du Monde depuis 2009. Dans les deux cas, les journalistes employés par ces quotidiens ont participé activement au déboulonnage de leur patronne, une ex-collègue dont ils appréciaient modérément le comportement autoritaire, voire cassant.
Ce genre d’événement est le lot commun des entreprises, grandes ou petites, où les lois de l’économie et du management laissent peu de place aux sentiments et à l’indulgence envers ceux ou celles qui se sont hissés au sommet de la hiérarchie. Le Capitole est toujours aussi près de la Roche tarpéienne.
L’émotion et les commentaires démesurés que ces péripéties ont suscités répondent aux cris de pâmoison qu’avait provoqués la prise d’une citadelle masculine par deux femmes dont le parcours professionnel devenait emblématique de la conquête du pouvoir par les damnées de la terre. On chantait l’aube d’une ère nouvelle, où seront définitivement abolis tous les privilèges machistes, dont celui de se pourrir la vie à diriger une bande de caractériel(le)s narcissiques ordinairement rassemblés pour faire un journal.
La réalité est moins épique : si personne ne conteste les qualités de journaliste de Mmes Abramson et Nougayrède, deux bosseuses acharnées devant l’Eternel, il est indéniable que leur promotion à la tête d’entreprises de presse prestigieuses doit beaucoup à la petite différence qui les distinguait de leurs concurrents mâles. Les propriétaires des journaux concernés sont des hommes de pouvoir et d’argent, qui savent bien que l’image d’une entreprise et celle de son dirigeant font aujourd’hui partie de son capital immatériel. L’époque n’est plus aux monstres sacrés fuyant les médias, entretenant autour de leur personne un mystère qui ajoute à leur légende : on compte ainsi sur les doigts d’une seule main les interventions à la radio ou à la télévision d’Hubert Beuve-Méry pendant le quart de siècle où il dirigea Le Monde avec une autorité incontestée.
Un directeur de rédaction est désormais placé devant un choix cornélien : assumer sa fonction « à l’ancienne », les mains dans le cambouis de la production quotidienne de nouvelles, ou être en tournée de promotion permanente du titre qu’il incarne dans les studios de radio, les plateaux de télévision et les mondanités diverses de notre société du spectacle. Inutile de citer des noms : les premiers sont inconnus, et les seconds bien trop. Dans la période récente, un seul homme, dans la presse française, avait réussi la synthèse de ces deux exigences contradictoires, tout en servant de tampon entre les actionnaires et la rédaction : Eric Izraelewicz, directeur du Monde de mai 2011 à novembre 2012. Il en est mort.
Dans le « casting » directorial imaginé par des propriétaires anxieux de voir fondre leur argent dans des journaux en crise, le plus, en terme de « buzz », apporté par le choix d’une femme est une croix positive dans la grille des avantages et inconvénients des personnalités parvenues jusqu’à la short list des candidats. Le drame, pourtant, avec beaucoup de femmes, c’est qu’elles ont tendance à croire ce qu’on leur dit, surtout s’il s’agit de compliments. Les heureuses élues de ce Monopoly du pouvoir finissent par être persuadées que la virtus femina[1. Cette citation latine (de cuisine) est un oxymore volontaire car chacun sait que « virtus » est un dérivé du mot « vir », désignant le mâle de l’espèce humaine dans la Rome antique.] dont elles seraient génétiquement porteuses est le fondement de leur légitimité. On les sacre reine d’Angleterre, avec tous les avantages liés à la fonction, mais aussi les limites non écrites de leur pouvoir réel, et elles se prennent aussitôt pour des Churchill appelant à sauver leur patrie de papier au prix du sang, de la sueur et des larmes de leurs anciens petit(e)s camarades de bureaux paysagés. A moins d’être taillée dans l’étoffe d’une Jeanne d’Arc, et de bénéficier de l’onction divine afférente, le défi est insurmontable.
Il serait pourtant stupide d’essentialiser l’incapacité des femmes à diriger un journal autre que de mode et d’actualité people en excipant de l’échec des patronnes du NYT et du Monde, comme il était idiot de voir dans leur promotion un progrès décisif de la cause féministe. Cet article est la preuve flagrante du contraire : sans la main de fer dans un gant d’acier avec lequel Elisabeth Lévy dirige Causeur depuis qu’elle a fondé le site, puis le magazine mensuel, il ne serait jamais parvenu jusqu’à vous. On ne naît pas patronne de presse, on le devient.
*Photo : Christophe Ena/AP/SIPA. AP21484649_000001.
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