Jeux de dupes dans le désert


Jeux de dupes dans le désert

bombardement desert irak

Quand, à la fin de l’été, Barack Obama a avoué que les États-Unis n’avaient pas de stratégie pour contrer l’État islamique, sa désarmante franchise révélait une vérité profonde : l’Occident est dans une impasse. La sortie d’Obama montre que la prudence et la sagesse qui sont de mise à Washington depuis 2008, en rupture avec l’interventionnisme teinté de messianisme des années George W. Bush, n’apportent pas les fruits escomptés. Dire qu’on s’était bien moqué de Bush junior qui avait osé entrer avec ses santiags dans l’Orient compliqué, comme un éléphant – l’icône des Républicains américains – dans un magasin de porcelaine… Et qu’on avait même accordé à son successeur le prix Nobel de la paix au début de son premier mandat, rien que pour avoir remplacé le Texan à la Maison Blanche ! Six ans plus tard – et pas uniquement en Irak –, on constate que la nouvelle méthode produit des monceaux de cadavres qui ont à peu près les mêmes dimensions. Face au double échec de la thèse et de l’antithèse, nous sommes condamnés à masquer notre indécision collective sous l’apparence de la synthèse : si l’US Army frappera indifféremment les bases de l’État islamique en Syrie (donc sans l’aval de l’ONU) et en Irak (à l’invitation de son gouvernement), l’armée française ne bombardera que ce dernier pays, comme l’a précisé François Hollande lors de sa dernière conférence de presse.[access capability= »lire_inedits »]

Soyons clairs : si les États-Unis, la France et, plus largement, les Occidentaux veulent vraiment – comme ils ne cessent de le déclarer – éradiquer l’EI, il faut le priver de ses bases et des territoires qu’il contrôle. Or, l’honnêteté et la lucidité commandent de bien comprendre qu’aucune des forces locales ne finira le travail au sol pour nous. Les différents acteurs de la région ont leurs propres intérêts et – ce qui est plus important – leurs propres cultures politiques, lesquelles excluent toute victoire claire d’un des deux camps. La guerre contre les djihadistes n’aura ni son 8-Mai ni son 11-Novembre. Face à un ennemi hybride – conjuguant les méthodes de la guérilla, du terrorisme, et d’un embryon d’armée régulière  – dans un environnement instable de nations artificielles gangrenées par la corruption, d’États fantoches aux frontières floues, on ne peut pas espérer mieux qu’une « gestion » plus ou moins habile d’une pathologie chronique.

Ainsi, puisque les États occidentaux n’envisagent pas d’envoyer des forces terrestres – au-delà des simples commandos et autres unités spéciales –, choix sans doute raisonnable au demeurant, leur stratégie militaire ne peut être que boiteuse. L’EI va apprendre tôt ou tard à se battre sous un ciel hostile. Les techniques militaires sont nombreuses, et l’exemple donné par le Hezbollah au Liban et le Hamas à Gaza – s’abriter dans un milieu urbain derrière la population civile – pourrait aussi l’inspirer. Les frappes aériennes peuvent alors soutenir la mission ingrate des fantassins locaux – Irakiens, Kurdes, Turcs, Syriens ou Iraniens –, pas faire le boulot à leur place. Or, pour le moment, ils sont loin du compte. Pire encore, il est possible qu’une partie des populations des pays directement menacés par l’EI s’accommode de ce pourrissement, qui nous paraît intolérable. Autrement dit, la présence d’une organisation comme l’EI pourrait devenir un phénomène aussi « normal » que la famine en Afrique.

S’agissant du nerf de la guerre sainte, les circuits de financement sont, à l’image de la région, difficilement contrôlables. Les Qataris et les Saoudiens peuvent toujours s’engager à assécher les sources qui irriguent les fous d’Allah, ils devront ensuite tenir parole dans la durée. Quant aux Turcs, on les voit mal fermer drastiquement leur frontière avec la Syrie pour empêcher les trafics, notamment de pétrole. Le gouvernement syrien se trouve quant à lui dans une lutte sans merci pour sa survie, qui ne passe pas forcément par l’affaiblissement de l’EI. Quant à la France, ce pays « qui ne paie pas de rançon pour la libération de ses otages » mais qui arrive quand même à les récupérer miraculeusement, on ignore si elle changerait de stratégie dans le cas où certains de ses ressortissants seraient détenus par l’État islamique. Sommes-nous capables de subir sans broncher la diffusion des vidéos de Français torturés par les djihadistes ? Si de surcroît ces bourreaux s’avéraient être des Français, de confession musulmane, partis faire le djihad, serions-nous même capables d’ouvrir les yeux ?

Cependant, si notre stratégie globale ne semble pas brillante, nous avons mis au point une excellente riposte lexicale. L’appellation d’État islamique sème la confusion au point qu’il est aujourd’hui de bon ton de refuser d’utiliser ce terme. Désormais, notre ennemi s’appelle donc Daech, un acronyme arabe qui signifie… l’État islamique en Irak et au Levant (dawla islamiyya fil-‘iraq wal-cham). On nous répète que ces égorgeurs fous ne méritent pas le noble qualificatif d’« État ». Au-delà de ce point subtil de science politique, le plus probable est que cet accès de purisme sémantique s’explique par le fait qu’il devient de plus en plus gênant d’utiliser le terme « islamique » pour le groupe le plus abject au monde. Jadis les trotskistes considéraient l’Union soviétique comme un État socialiste dégénéré, qui avait détourné les sains principes de la sainte révolution. Les mêmes mettaient des guillemets lorsqu’ils citaient le Parti dit « communiste », afin de préserver la pureté marxiste-léniniste dont ils se réclamaient. Mais mille précautions oratoires n’effacent pas la dure réalité : « État » ou groupe djihadiste, « islamique » ou « islamiste », l’EI restera longtemps une sacrée épine dans le pied de l’Occident.[/access]

*Photo: Wikicommons/U.S. Marine Corps

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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