On entend souvent la question « quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? » On devrait plutôt se demander à quels enfants nous allons livrer le monde. À force d’être biberonnés à Facebook, gavés de SMS, élevés en batterie par Twitter, fichés par Instagram et débités sur tous les comptoirs du numérique de Youtube à Chatroulette, on peut se demander de quoi est faite l’étrange culture qui s’élabore dans les crânes adolescents. Il y a cinquante ans, la génération des baby-boomers faisait sécession en revendiquant une culture propre, tout à la fois politique, artistique ou musicale. Puis, du triomphe de la jeunesse à celui du jeunisme, une étrange forme de régression infantile et festive s’est emparée de la société, effaçant progressivement la frontière entre le monde des adultes et celui de l’adolescence et de l’enfance. Alors que dans la France à papa, on disait « un jour tu seras un homme mon fils », aujourd’hui tout le monde veut tout simplement rester jeune. Éternellement. Les « cahiers de coloriage » pour adultes sont la nouvelle mode, les retraités font des escapades en roller ou célèbrent le crépuscule de l’existence en s’adonnant au kite-surf ou au parapente, les trentenaires sont restés bloqués sur Albator et vont voir les Musclés en concert et les réseaux sociaux accueillent tout public de 7 à 77 ans dans la fontaine de jouvence numérique. On comprendra que le fait de se sentir ringardisé par des parents qui se mettent au Live DJ ou sont imbattables à Call of Duty devienne un facteur anxiogène pour les ados d’aujourd’hui.
Puisque tout le monde a décidé de s’éclater dans la vie et de rester jeune à jamais dans sa tête, il n’est pas facile de savoir aujourd’hui exactement de quoi la jeunesse est le nom. Afin de saisir plus parfaitement l’essence de ce concept trop volatile, la mode est donc, non seulement aux cahiers de coloriage pour adultes, mais aussi aux spécialistes de la jeunesse. Au début du XXe siècle apparaissaient les premières enquêtes tachant de comprendre, avec plus ou moins de subtilité, qui étaient ceux qui grandissaient à l’ombre des pères. La plupart du temps, ce n’était pas très concluant, et parfaitement pontifiant, et heureusement que, de temps à autre, un Paul Nizan se chargeait de rappeler que vingt ans n’était en rien le plus bel âge de la vie. Le règne de la jeunesse éternelle n’a pas, loin de là, découragé les bonnes volontés et les experts se pressent au portillon pour tenter de comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les crânes de la génération Y.
En 2010, François Bégaudeau et Joy Sorman, docteurs es coolitude, unissaient leurs efforts pour tenter de produire un ouvrage pertinent sur la question. La préface de Parce que ça nous plaît – L’invention de la jeunesse (2010) reconnaissait cependant les risques que comportait une entreprise si ambitieuse : « Il y a donc comme une gageure, pour un livre écrit par deux adultes, à cerner une jeunesse que caractérise sa capacité à désarmer la compréhension des plus vieux. Au moins le ratage programmé de ce livre sera-t-il la preuve de son postulat.” Les critiques se sont chargées de confirmer cette intuition, accueillant fraîchement l’ouvrage dans lequel même les Inrocks ont vu la manifestation somme toute assez banale d’une bonne vieille crise de la quarantaine : « En réalité, écrivait la journaliste Elisabeth Philippe, ils évoquent moins la jeunesse en général que la leur en particulier, cet âge d’or où ils pogotaient comme des fous sur les Bérurier Noir et mataient des films porno en cachette. »
Plus récemment, c’est avec la caution de l’université que l’enseignante, et formatrice d’enseignants, Elisabeth Clément-Schneider est partie à son tour à la rencontre de la culture adolescente dans le cadre d’un doctorat en géographie et sciences de l’information et de la communication. La thèse, soutenue en octobre 2013 à l’Université de Caen, s’intitule « Economie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit lycéen. Elle a pour ambition de présenter l’étude des « pratiques d’écriture chez les adolescents », après un an et demi passé à s’entretenir avec le petit peuple des « jeunes adultes » pour traquer leur supplément d’âme et de culture. Reçue dans les studios de France Culture par Xavier de La Porte, l’universitaire évoque la genèse de son enquête : « J’ai commencé à prendre le bus avec eux et je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire sur la continuité de la journée.» Elle dit avoir voulu rompre avec le discours (forcément) fataliste des enseignants, leur vision trop simpliste et pessimiste quant au niveau d’orthographe, au temps consacré à la lecture ; des discours, martèle Elisabeth Clément-Schneider : « qui allaient à l’encontre des pratiques que l’on avait sous les yeux. »
Et ces pratiques, révèle l’enseignante à un Xavier de La Porte extatique, montrent qu’il existe une vraie continuité de l’écriture car ces adolescents « passent leur temps à écrire » : des SMS à Facebook en passant par les petits mots ou les pages sur lesquelles les plus petits dessinent des écrans de jeux vidéo pour poursuivre les aventures de leurs héros quand ils n’ont pas la console à portée de main. Ô merveille ! Ainsi donc, malgré toutes les prophéties des sinistres Cassandres, la multiplication des écrans et de l’ultra-connectivité ne menacent ni la maîtrise de la langue, ni la créativité ou l’inventivité des nouvelles générations, elles la renforcent bien au contraire. Avec admiration, Elisabeth Clément-Schneider rapporte ainsi que l’avènement des forfaits SMS illimités en 2010 a réinstitué une véritable culture de l’écrit dont les adultes rétrogrades et aveugles et les pouvoirs publics n’ont pas encore pris conscience. Les adolescents, sont toujours accrochés à leur téléphone, que cela soit à la maison, où, rapporte l’universitaire, les parents doivent décréter un couvre-feu pour éviter que leurs chérubins ne textotent jusqu’à une heure avancée, ou en cours où une élève confie pouvoir envoyer jusqu’à vingt-cinq SMS en une heure. L’animateur ne peut cacher à ce moment à quel point il est éberlué par cette prouesse : « Ça, ça brise complètement l’idée de la sanctuarisation du cours… Ça c’est fini », confie-t-il, admiratif. Et Elisabeth Schneider de renchérir : « L’enseignant institue un temps de travail commun, où on fait des choses ensemble et eux ils organisent une rupture pour continuer la conversation commencée, ne pas accepter que les conversations soient interrompues par les changements de lieux, ils enchassent les espaces… La contrainte scolaire m’impose de couper mon activité, je la poursuis par mes propres moyens, je poursuis l’activité la plus intéressante pour moi : discuter. »
L’enseignante va ainsi énumérer pendant un peu moins d’une heure d’émission les différents exemples de « scripturalité » qui émaillent son travail de thèse. En face d’elle, Xavier de La Porte semble avoir pour principale fonction de ponctuer les interventions d’exclamations ravies et autres « aaah c’est magnifique… ». À aucun moment cependant, il ne semble être question de se demander en quoi la fin de la sanctuarisation de la salle de cours ou de tout espace privé et l’impossibilité de se déconnecter n’est pas simplement une extension, grâce aux réseaux sociaux, grâce aux forfaits illimités, de la culture de l’open space qui livre chaque instant de l’existence à la sollicitation permanente du groupe et contribue à faire disparaître la possibilité de l’isolement temporaire qui était, elle, la condition même de la lecture, loisir par excellence solitaire, et base également de notre civilisation de l’écrit. Or, si la chercheuse parle beaucoup de scripturalité, il ne semble pas beaucoup être question de lecture chez les élèves qu’elle a côtoyés.
Elisabeth Schneider précise dans son travail de thèse que les adolescents sur lesquels et avec lesquels elle a travaillé sont des « indigènes au sens de membres d’une communauté, d’une société dont le chercheur ne fait pas partie mais qu’il essaie de comprendre. » Avec une pointe de méchanceté, on pourrait dire qu’Elisabeth Schneider, tout comme Bégaudeau et Sorman, et tout comme nombre de chercheurs ou de spécialistes autoproclamés, voudrait bien encore en être mais est dans l’incapacité de comprendre. Réduite à observer une intrusion massive de la société de communication jusque dans les moindres recoins de l’existence, chez les populations adolescentes qu’elle a rencontrées, elle n’en tire rien de plus qu’un nouveau chapitre à ajouter à l’hagiographie jeuniste en vogue, et aura au moins le mérite d’avoir fait répéter une dizaine de fois à Xavier de La Porte que « c’est incroyable. » La jeunesse d’aujourd’hui est peut-être une chimère mais c’est surtout une affaire qui marche.
*Photo : DR.
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