Heureux comme un jeune en Pologne


Heureux comme un jeune en Pologne

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Il est de plus en plus difficile d’être jeune à notre époque. Surtout en France, paraît-il, où « jeunesse » rime avec « tristesse ». Rien de grave. Tout comme les fortunés s’évadent vers les paradis fiscaux, les jeunes ou ceux qui se sentent concernés peuvent désormais s’exiler en Pologne. Nulle part ailleurs la juvénilité des jeunes, un phénomène autrefois naturel, ne se manifeste avec autant d’éclat et de fougue.

Si l’on se fiait aux statistiques, il s’avérerait que les jeunes, en Pologne, n’ont pas la vie plus facile que les jeunes au Bangladesh ou même en France. Au contraire. D’un sondage réalisé en 2013 par l’équivalent polonais de l’IFOP, il ressort que la moitié des Polonais considèrent la vie des jeunes comme plus dure que celle des personnes âgées. En effet, presque un jeune Polonais sur deux n’a pas de travail et ceux qui ont la chance d’en trouver doivent se contenter d’un salaire qui ne dépasse guère les 500 euros par mois. 41% des Polonais âgés de 25 à 34 ans squattent toujours le logement de leurs parents. L’époque où les études supérieures garantissaient l’accès à un emploi stable et relativement bien rémunéré appartient au passé. Le « miracle éducatif », autrement dit l’accroissement spectaculaire du nombre de titulaires d’un diplôme d’études supérieures, passé de 7% à 39% en vingt ans, n’a véritablement profité qu’aux professeurs d’université, leur permettant d’enseigner dans plusieurs établissements à la fois et d’additionner les revenus. La jeune élite intellectuelle qu’ils forment peine pourtant à survivre. Curieusement, personne ne s’en plaint. Et si le véritable miracle tenait à l’état d’esprit des jeunes Polonais ?[access capability= »lire_inedits »]

L’exemple polonais le démontre : il suffit de peu pour que les jeunes s’estiment heureux. Il faut juste qu’ils aient l’honnêteté de reconnaître à l’époque où ils vivent des avantages que l’époque précédente n’offrait pas. Qu’ils aient l’audace de se conduire en « petits morveux bien connards », selon l’heureuse formule de Céline, c’est-à-dire avec désinvolture, insouciance et égoïsme. Enfin, qu’ils manifestent une volonté farouche d’en découdre avec les valeurs des vieux, parce que c’est un privilège de l’âge dont il convient de profiter avant de devenir à son tour sclérosé.

Sortie victorieuse de son duel avec l’Histoire, la Pologne demeure l’un des rares pays au monde dans lequel les partisans du « c’était mieux avant » constituent une infime minorité. Les constats pessimistes, au mieux mitigés, des experts de tout bord sur les résultats de la transformation systémique et économique n’y changent rien. Les jeunes diplômés polonais formeraient-ils, comme le soutiennent les sociologues, une nouvelle classe sociale de chômeurs surqualifiés, démunie et négligée par les hommes politiques ? Peut-être. Reste que les premiers intéressés s’en moquent. On dit d’eux qu’ils forment le lumpenproletariat de la middle class. Eux préfèrent se décrire comme des digital natives et chanter les louanges de l’ère numérique. « Nous sommes la première génération de Polonais qui a grandi dans le monde global, constate Dawid Krupik, 28 ans, journaliste à l’édition polonaise de Newsweek. Un océan de possibilités dont nos aînés n’ont même pas pu rêver ! » Naïveté juvénile ? Bonne faculté d’analyse, plutôt. Contrairement aux quadras qui entraient dans la vie professionnelle au moment où l’ultralibéralisme fraîchement érigé en doctrine d’État réduisait les jeunes en esclaves des  multinationales implantées sur le marché polonais, les 20-30 ans boudent les plans de carrière. Leurs aspirations vont à l’encontre du principe de réussite sociale forgé par la génération de leurs parents. Selon une étude réalisée par Employer Brandig Institute, 78% des étudiants polonais n’accepteraient pas d’emploi dans une entreprise qui aurait une mauvaise réputation auprès de leurs amis. Un pourcentage comparable choisirait de gagner moins à condition de pouvoir travailler à domicile où depuis un café. La perspective du chômage ne les effraie pas, parce qu’ils ne prennent pas de crédits immobiliers et ne considèrent pas le fait d’habiter chez les parents comme un échec. « Je m’emploie moi-même, alors je me licencierai moi-même aussi », conclut Lukasz Chomyn, 20 ans, copywriter dans une agence de publicité et animateur d’un blog très suivi. Une génération de loosers ? Non. De bons vivants dont la profession de foi se résume en quatre lettres capitales : YOLO ( You Only Live Once – On ne vit qu’une fois).

Comment Varsovie a-t-elle pu devenir la capitale mondiale des hipsters, ces dandys bohèmes, identifiables à leur look ultrasophistiqué, lunettes à la Brejnev et dernier modèle de MacBook sous le bras? « Varsovie est hype par définition, assène Agata, 25 ans, en master de droit. Les gens l’ignorent et pensent à Berlin, alors qu’en réalité les choses intéressantes se passent ici. » Mais attention, « quand une ville devient à la mode, elle cesse en même temps d’être hype ». En tout cas, l’offre culturelle de la capitale polonaise concurrence avantageusement celle des grandes villes européennes. Et les jeunes en profitent de manière boulimique comme pour compenser le désir inassouvi de culture de leurs parents. Serait-ce ce point qui différencierait les digital natives polonais, avides de savoirs et de nouvelles découvertes, des jeunes Français ou Américains ? « Ça me fait rire quand j’entends les démographes raconter que les Polonaises ne font plus d’enfants parce qu’elles n’ont pas de perspectives, poursuit Agata. Au contraire, c’est parce qu’elles ont trop de perspectives ! » Avant d’interrompre la conversation pour rejoindre son cours de suédois, la bohémienne branchée confie vouloir ouvrir une pâtisserie bio, une fois ses études terminées.

Décidément, que se passe-t-il en Pologne ? La « génération JP2 », censée révéler la sensibilité de la jeunesse catholique regroupée à travers le monde autour de l’enseignement de Jean Paul II, aurait-elle été une pure invention ou, tout au plus, une apparition éphémère surgie  après la mort du « pape polonais » ? Fait notable, 40% des jeunes Polonais se déclarent « non pratiquants » quand la majorité estime la présence de l’Église trop importante dans la vie publique. La foi et la pratique – autrefois constitutives de la révolte contre le régime communiste – s’évanouissent au profit d’une spiritualité teintée de new-age, ainsi que d’engagements civiques pour l’émancipation des femmes ou la protection de la forêt primaire de Bialovèse.

S’il est hédoniste, voire matérialiste, le jeune Polonais n’en est pas moins contestataire. Le succès fulgurant de Maria Peszek, une rockeuse au crâne rasé, issue toutefois du très sélectif conservatoire d’art dramatique de Cracovie, le prouve à sa façon. « Je n’appartiens à rien et je ne crois pas ! », hurle-elle dans ses textes, commentés par les éditorialistes les plus sérieux du pays qui n’ont pas hésité à lui attribuer le titre de « voix de la jeunesse polonaise ». « Dans mes chansons, explique-t-elle, je parle de mes idées et cherche les réponses à mes propres questions. À-t-on besoin de Dieu ? Peut-on décider par nous-mêmes quand et comment mourir ? Procréer est-il si important que ça, pour une femme ? Que signifie être patriote de nos jours ? Par hasard il se trouve que beaucoup de gens se posent ces questions. » Dans la Pologne où l’enseignement de la catéchèse est obligatoire et les « valeurs chrétiennes » inscrites dans la Constitution, les conservateurs dénoncent cette destruction des normes culturelles.

Bien sûr, la jeunesse polonaise ne connaît l’existence de Solidarnosc qu’à travers les manuels scolaires. Elle n’a pas envie de donner sa vie pour la patrie, estimant avec Maria Peszek qu’un « citoyen vivant vaut mieux qu’un héros trépassé ». Elle snobe les élections, mettant en avant son pragmatisme : « On ne peut pas nous acheter avec des slogans sur la nation, le sang, l’Histoire, tranche Dawid Krupnik, de Newsweek. Nous comprenons très bien que l’État n’a pas d’argent, qu’il ne nous en donnera pas, alors qu’il nous fiche au moins la paix. » Pour autant, le patriotisme aussi est hype au bord de la Vistule, quoique celui des jeunes s’exprime tout entier dans le fait de payer ses impôts et de composter son ticket de bus. C’est Maria Peszek qui en fait la promo. L’équipe de François Hollande devrait peut-être méditer cet exemple.[/access]

*Photo: Alik Keplicz/AP/SIPA. AP21448176_000001

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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