J’ai été prof pendant près de vingt-cinq ans en lycée et en collège, surtout dans des endroits où l’on n’a pas forcément envie d’aller regarder de trop près la jeunesse ; où l’on préfère les chiffres aux visages et les idées reçues à ce qu’on vit quotidiennement. J’ai pu ainsi mesurer à quel point les études sociologiques, les recommandations pédagogiques et les sermons médiatiques rendaient compte de manière faussée d’une réalité que j’éprouvais quotidiennement. Pas fausse : faussée. Pour le visiteur « étranger », une « zone d’éducation prioritaire », c’est une auberge espagnole idéologique : on y trouve ce qu’on y apporte.
À celui qui est persuadé que la situation n’est pas rose mais que la banlieue et les cités sont le creuset d’une formidable énergie, la jeunesse de ces coins-là donnera mille exemples pour étayer ses certitudes : il parlera des ateliers de rap et de hip-hop, mais aussi des ateliers d’écriture où les mêmes jeunes essaient de sortir de la culture à laquelle on les assigne en couchant leur vie sur le papier, laquelle on les assigne en mettant leur vie sur le papier, en calmant leur colère au fur et à mesure qu’ils trouvent de nouveaux mots pour la raconter et la poser à distance. Le même observateur optimiste insistera sur les médiathèques pleines où ces jeunes-là viennent lire mais aussi faire leurs devoirs car le calme est une denrée rare quand on vit à beaucoup dans des appartements trop petits. Il parlera des pièces de théâtre qui se montent en fin d’année dans les établissements scolaires et les centres culturels. Il citera en exemple ceux qui sont devenus avocats, médecins, entrepreneurs et qui reviennent créer des associations de soutien scolaire.
[access capability= »lire_inedits »] À l’inverse, celui qui est persuadé a priori que ces lieux sont devenus le septième cercle de l’enfer, des zones de guerres ravagées par la délinquance, l’économie parallèle de la drogue, l’islamisme et le nouvel antisémitisme, pourra faire son miel amer en insistant sur des choses aussi diverses que les chiffres désastreux de réussite au bac, le nombre croissant de jeunes filles voilées ou les tags sur les murs. Il pourra parler de « territoires perdus de la République » ou de « Grand Remplacement » en s’appuyant sur les profs insultés, les programmes scolaires inapplicables et inappliqués, la tyrannie des grands frères sur les sœurs, la disparition des pères, les « tournantes » dans les caves, la propension à l’affrontement avec la police, les agressions contre les pompiers ou même les médecins, les services publics et les commerces qui désertent, les transports en commun qui ne veulent plus desservir certains quartiers, les prières de rue, les adolescents embrigadés pour des jihads lointains.
Ce qui rend si peu crédible le discours sur la jeunesse de ces quartiers-là, c’est précisément qu’il est enfermé dans cette alternative impossible entre l’angélisme et la peur, comme si on n’avait le choix qu’entre une Dité peuplée de bêtes fauves communautarisées et une Utopie en devenir, riche de tous les possibles, dans laquelle les difficultés à s’épanouir seraient dues pour l’essentiel à la pauvreté. Panique morale contre culture de l’excuse, réac contre progressiste benêt : on n’en sort pas.
Il se trouve que, si je n’enseigne plus depuis 2008, je reste au contact de la jeunesse, et pas seulement de celle que j’ai connue à Roubaix. Auteur de romans pour les adolescents, je ne suis pas une semaine sans sillonner la France pour rencontrer ou faire écrire des jeunes de tous les horizons géographiques et sociaux. J’ai parlé avec des élèves de lycées professionnels, de collèges de centre-ville ou d’institutions privées à Angers, au Mans, à Limoges ou à Ivry. Je pourrais rédiger un guide Michelin des médiathèques de Brive à Dunkerque en passant par Lamballe ou Mulhouse et même dans des endroits plus improbables encore où je suis toujours surpris, alors qu’on est un soir de semaine, qu’il fait mauvais et qu’il y a 200 chaînes de télé, qu’un public « non contraint » de jeunes d’une association se déplace pour parler avec moi. J’ai vu aussi la jeunesse des foyers et même celle des centres éducatifs fermés ou des prisons pour mineurs. Je ne les rencontre, ces jeunes, que quelques heures, parfois quelques jours : ça ne me donne certes aucune légitimité particulière pour théoriser. Mais je ne peux pas m’empêcher de voir, de noter, d’enregistrer. Ce qui me frappe, de plus en plus, c’est que les classes sociales se lisent désormais sur les corps. Je m’explique : lorsque j’étais élève, les classes sociales existaient mais elles existaient dans le même monde. On notait des différences dans l’accent, sans doute, et dans la qualité des étoffes ou le maintien, mais on avait encore l’impression que le fils du médecin et la fille du métallo vivaient la même réalité. Ce n’est plus le cas désormais : non seulement les looks, le langage, les références culturelles diffèrent radicalement mais les dents, la peau, le poids deviennent des indicateurs objectifs d’une appartenance sociale.
Comme j’ai l’habitude, déformation professionnelle sans doute, de faire confiance aux romanciers pour comprendre le réel, je dirais que les deux derniers romans que j’ai lus qui ressemblent vraiment à ce que j’ai vécu comme prof, mais aussi comme écrivain pour adolescents, ont été Entre les murs de François Bégaudeau et Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte de Thierry Jonquet.
Les deux ont connu un vrai succès, ce qui indique que, tout de même, le sujet préoccupe, et les deux malgré leurs différences ̶ un récit autobiographique pour Bégaudeau et un roman noir pour Jonquet ̶ se sont efforcés avant tout de rendre compte. Les deux prenaient la figure de l’enseignant, placé en première ligne, comme témoin privilégié.
Aux deux, on a reproché cette fameuse « stigmatisation » de la jeunesse des quartiers. Bégaudeau exposait la perte de tout langage commun entre ces jeunes-là et les adultes qui venaient transmettre, mais il montrait qu’on pouvait quand même, tant bien que mal, y arriver. Jonquet, s’inspirant de l’affaire du « gang des barbares » insistait sur la montée de l’antisémitisme des banlieues et de la délinquance, tout en montrant, comme l’indiquait son titre hugolien, que la peur était des deux côtés et, à travers certains personnages, qu’il restait quelques raisons d’espérer.
Pas beaucoup, mais quelques-unes tout de même. [/access]
*Photo: CHAMUSSY/SIPA/00626339_000013
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