L’étude des sociologues Olivier Galland et Anne Muxel révèle, entre autres, que la grosse minorité de jeunes musulmans qui cède aux sirènes de l’absolutisme religieux ne souffre pas d’inégalités sociales criantes. Mais le rejet des valeurs dominantes ne se borne pas aux frontières de l’islam. Souvent complotiste, toujours individualiste, la génération Z a de quoi inquiéter.
L’affaire est entendue. Pour les Lyssenko de la sociologie, si une minorité non négligeable (28 %[tooltips content= »Source : Institut Montaigne/IFOP, septembre 2016. »]1[/tooltips]) des Français musulmans préfère la charia aux lois républicaines, c’est qu’ils sont quotidiennement discriminés. Poussé à ses extrémités, ce raisonnement expliquerait la spirale criminelle dans laquelle sont tombés Mohammed Merah, les frères Kouachi, Abdelhamid Abaaoud et les innombrables membres du bataillon français de Daech.
Soupçonnés d’islamophobie
Élémentaire… mais faux ! Répondant à un appel d’offres lancé par le CNRS après les attentats de novembre 2015, alors qu’il apparaissait qu’on ne savait rien de la sécession d’une partie de la jeunesse, une vaste enquête des sociologues Olivier Galland et Anne Muxel menée auprès d’un échantillon de lycéens fait voler en éclats la vulgate pseudo-marxiste. Synthétisés dans La Tentation radicale (PUF, 2018), les résultats de cette étude obtenus à l’aide de questionnaires anonymes sont on ne peut plus clairs : non seulement « près d’un tiers des musulmans [interrogés] adhèrent à l’absolutisme religieux contre 6 % des chrétiens », mais la radicalisation religieuse ne dépend pas (ou très peu) de facteurs socio-économiques. Au contraire, le discours excusiste se heurte à une triste réalité : la proportion de musulmans « absolutistes » (c’est-à-dire empreints d’une vision à la fois intégriste, expansionniste et politique de l’islam) ne croîtrait pas en fonction du niveau d’exclusion. D’après l’enquête, l’un des moteurs de la radicalisation religieuse serait plutôt un sentiment de discrimination qui s’appuie moins sur des faits objectifs qu’un ressenti éminemment subjectif.
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On comprend aisément le scandale provoqué par Galland et Muxel. Sitôt leur livre publié, les procès d’intention ont fusé. Certains mandarins ont critiqué le biais cognitif introduit selon eux par la méthode d’investigation. Certes, le duo de chercheurs commanditaires a volontairement choisi un panel de 6 828 élèves de 2de majoritairement issus des zones d’éducation prioritaire afin de surreprésenter les musulmans et les classes sociales les moins favorisées. Âgés de 14 à 16 ans, les lycéens interrogés étaient néanmoins de toutes origines sociales, ethniques et religieuses. Se défiant de tout a priori islamophobe, Galland et Muxel expliquent leur biais par leur volonté d’analyser les ressorts de la radicalisation religieuse, du reste rarissime chez les chrétiens de l’Hexagone. « Aux États-Unis, on serait tombés sur le phénomène des créationnistes chrétiens », plaident-ils.
Génération « Je crois ce que je ne vois pas »
S’ils mettent en évidence un problème spécifique aux jeunes musulmans, les deux universitaires annoncent en sus toute une série de mauvaises nouvelles. Ils dressent le portrait d’une génération sensible aux sirènes de la violence et du complotisme. Bien au-delà des seuls musulmans (qui sont tout de même 20 % à déclarer qu’il est parfois acceptable de combattre les armes à la main pour sa religion !), une majorité des sondés (!) voit la main de la CIA derrière les attentats du 11 septembre 2001. En outre, ils sont 24 %, toutes religions confondues, à ne pas condamner totalement le massacre de Charlie Hebdo, tandis que plus de sept lycéens sur dix croient que les médias ont dissimulé des éléments sur les attentats de janvier 2015.
Cette litanie de chiffres manifeste un rejet radical des valeurs jusqu’ici majoritaires de notre société. De Mai 68 et de la France qui en est issue, la majorité des jeunes n’a retenu que le culte de l’individu, jetant aux orties la liberté d’expression, le droit au blasphème et à la dérision. Comme le confirment les entretiens post-enquête réalisés par les sociologues au sein des lycées consultés, c’est au nom du sacro-saint « respect » dû aux croyants qu’une bonne partie des lycéens se disent choqués par les caricatures de Mahomet. Railler une religion serait tout aussi malséant que de se moquer des handicapés. Aux yeux de la « génération j’ai le droit » (Barbara Lefebvre), la foi serait un élément constitutif de l’individu, à respecter au même titre que le droit de manger hallal ou vegan à la cantine. Sauf qu’une conception aussi étriquée du respect, primant sur la liberté, voire sur le droit à la vie des caricaturistes, a de quoi déprimer. Saisie par le choc des images, la génération Y conteste et déconstruit sans rien savoir, bricolant sur le net une post-vérité conspirationniste.
Allô Coran bobo…
Avec des taux de croyance et de pratique si élevés qu’ils en confinent à la bigoterie, les lycéens musulmans se distinguent nettement de leurs condisciples chrétiens, athées ou agnostiques. À telle enseigne qu’Olivier Galland discerne une ligne culturelle de partage des eaux entre jeunes musulmans et non musulmans. Quoique ces deux groupes adhèrent aux carabistouilles conspis, leur degré de religiosité les sépare. Signe de la contre-réforme à l’œuvre dans l’islam mondial, la plupart de ses jeunes adeptes français donnent raison au Coran contre le sens commun, préférant une lecture islamique de la science à une lecture scientifique du texte sacré. Cette tendance au « concordisme » (Faouzia Charfi) prétendant que le Coran annonce les découvertes scientifiques modernes a été initiée par les salafistes de la fin du xixe siècle qui entendaient arracher le monopole du progrès technologique à l’Occident. Un gros siècle plus tard, une bonne partie des jeunes musulmans français, aussi sceptique face aux médias que dogmatique devant le Coran, reprend le flambeau, non sans montrer une inquiétante acceptation de la violence. Là se joue l’un des points nodaux de la radicalisation religieuse, étant démontré que la « socialisation à la violence est un facteur prédictif très très fort de la tolérance à la violence religieuse ». Bref, qui tolère les violences contre la police sera plus enclin à approuver les actes terroristes.
Cependant, Olivier Galland et Anne Muxel ne lisent pas dans le marc de café. Ils laissent entières des questions aussi épineuses que le passage à l’acte terroriste. À ce stade, soulevons la question que tout le monde se pose : ces résultats peuvent-ils être extrapolés à l’échelle de la France entière ? Peut-être. C’est en tout cas ce que suggère en grande partie leur étude comparative auprès d’un panel représentatif de jeunes de 15 à 17 ans. On pourrait gloser à l’infini sur les défauts d’une telle entreprise, dont l’un des péchés mignons est d’accréditer la notion fourre-tout de « radicalité politique ». Tantôt avec pertinence – lorsqu’est pris en compte le rapport à la violence –, tantôt avec des partis pris discutables – l’échiquier politique de leurs questionnaires faisant de la tiède Marine Le Pen l’incarnation de la droite la plus extrême.
Cette entreprise a l’immense mérite de tirer la sonnette d’alarme au sujet d’une génération déboussolée. Déchirés par leurs aspirations contradictoires, contraints d’arbitrer entre individualisme et demande d’ordre, nos jeunes ne savent plus où ils habitent. Et des entrepreneurs salafistes leur offrent un nom et une adresse.
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