Après #metoo, le temps de l’amour, des copains et de l’aventure devient risqué pour les jeunes hétérosexuels blancs. Virtuellement suspects, ils n’ont plus le choix qu’entre YouPorn et les eaux glacées de la parano néoféministe.
Mon cher neveu,
Tu as 17 ans, bientôt 18, et pour toi l’école est finie. Tu viens d’avoir ton baccalauréat avec mention, et comme tu habites dans un centre-ville plutôt que dans un département commençant par un 9 et finissant par un 3, Parcoursup a respecté tes vœux. Tu étudieras les lettres en classe préparatoire, ce qui ne mène à rien, mais peut-être à tous les bonheurs.
Que vas-tu faire de ta liberté toute neuve ? D’autant plus qu’elle va durer seulement deux mois avant l’entrée en hypokhâgne et le début d’une existence qui tiendra à la fois de la vie monastique et d’un entraînement commando au fort de Penthièvre. Je me souviens encore de mon sentiment de disponibilité heureuse, en cet été 1982, quand j’étais dans ta situation. Les filles étaient partout, rieuses, légères, mystérieuses, offrant leur gorge au soleil des terrasses, la tête penchée en arrière, ou marchant par deux dans les rues de la vieille ville, les lunettes noires remontées dans les cheveux. Aujourd’hui, parce que les filles, c’est comme la mer en Bretagne chez Chateaubriand, elles ne changent jamais parce qu’elles changent toujours, je leur pardonne même leurs envahissants smartphones, tant la technologie digitale a fait naître des gestes gracieux et inédits sur les écrans effleurés, comme des caresses. Comment vas-tu résister, toi aussi, et d’ailleurs faut-il résister, à autant de charme et de poésie en mouvement ?
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Saint Augustin, dans ses Confessions, a donné une excellente définition de la drague : « Nondum amabam et amare amabam » ce qui, je ne te l’apprendrai pas, signifie « Je n’aimais pas encore mais j’aimais aimer ». Pour aller vite, papillonne, exerce ta séduction, regarde les filles qui passent sur la plage[tooltips content= »Ce n’est plus saint Augustin mais Patrick Coutin, philosophe balnéaire »]1[/tooltips], et tente ta chance. Tombe amoureux si tu veux, même s’il n’y a pas d’urgence.
Mais je m’inquiète. Tu as bien conscience que quelque chose a été bouleversé ces derniers mois. Que le conseil de saint Augustin pourrait bien passer pour celui d’un harceleur de rue, qui est la personne la plus honnie de France désormais, après le pédophile, l’antisémite et le cheminot. Je ne reviens pas sur l’affaire Weinstein et le mouvement Balance ton porc, tu es assez féru des réseaux sociaux et assez fin pour savoir que l’ère du soupçon s’est installée et, que ça te plaise ou non, que tu es virtuellement suspect, comme était virtuellement suspect le koulak aux yeux des staliniens quand bien même il protestait de son adhésion pleine et entière à la politique du petit père des peuples.
Tu me répondras que tu as des copines féministes, des copines noires, des copines lesbiennes, des copines véganes et même des copines noire, féministe, lesbienne et végane en même temps. Avec elles, tu as même occupé quelques jours ton lycée et pendant les réunions, la prise de parole a été strictement égalitaire. Oui mais, mon cher neveu, n’as-tu pas senti pendant ces moments gentiment insurrectionnels que la bagatelle n’était pas à l’ordre du jour ? Tu m’en as même parlé. Tout ça était terriblement sérieux, austère et tu n’as pas voulu me dire « puritain », parce que tu ne voulais pas discréditer ta lutte – les médias s’en chargeaient assez bien comme ça. On a beaucoup daubé sur 1968, mais eux, au moins, avaient quand même pas mal joui sans entraves (ou avec, allez savoir), pendant ces quelques semaines. Une révolution qui avait commencé par une histoire de dortoir de filles, ça a pour toi des airs de paradis perdu quand on sait à quel point les mouvements sociaux, désormais, passent plus de temps à discuter sur l’opportunité de l’écriture inclusive sur une banderole que de s’embrasser à pleine bouche en remontant vers le cortège de tête dans les nuages lacrymogènes…
Et si tu as senti cela, c’est parce que tu tombes au plus mauvais moment de l’histoire occidentale pour un jeune homme blanc et hétérosexuel de la classe moyenne supérieure. Tu n’as rien fait, même pas une main aux fesses en CE2, mais tu es quand même comptable de deux mille ans de domination masculine, et en plus tu aimes ta côte de bœuf saignante.
Alors dois-tu te résigner à passer tes deux mois de liberté en tête à tête avec YouPorn et arriver au mois de septembre en souffrant d’un tennis-elbow ? Non, bien entendu. Il te faudra juste être d’une extrême prudence.
Cela risque de perdre de sa spontanéité, mais si tu abordes cette jeune fille qui est la parfaite représentation de Clélia Conti alors qu’elle se déhanche sur le dance floor, enregistre malgré le bruit votre conversation avec ton portable. Si elle devait engager des poursuites sous prétexte que vers cinq heures du matin, tu as stupidement pris pour une invitation à l’amour, son « baise-moi » sur la dune voisine du Macumba ou sur le siège arrière de la Clio, tu auras peut-être de quoi te défendre, quand bien même elle arguerait d’un abus de faiblesse dû aux treize vodkas Redbull qu’elle avait bues dans la nuit.
Méfie-toi des éblouissements, aussi. Je veux dire ceux de Frédéric Moreau quand il voit Mme Arnoux : la fille idéale est là, devant toi, sur la plage. Chose incroyable, elle lit et pas un roman de l’été, mais un vieux livre de poche de Colette. Ton cœur bat la chamade. Elle est jolie comme Amanda Lenglet dans Conte d’été. Assez logiquement, tu te dis : « Joue-là comme Rohmer. » Tu entames la conversation, tu fais deux ou trois allusions littéraires, elle les saisit. C’est un miracle, voilà la femme de ta vie. Jusqu’au moment où la conversation vient sur Colette et que la rohmerienne te déclare qu’il est quand même scandaleux qu’aussi peu de femmes soient présentes au bac de français. Tu sens le danger. Soit tu dis que tu es d’accord, soit tu fais remarquer qu’il ne s’agit pas d’un choix machiste, mais que c’est tout simplement dû au fait que plus on remonte dans les siècles passés, moins les écrivains femmes sont nombreuses. Ou alors, change de sujet de conversation, c’est moins risqué. Et là, c’est à toi de décider. Tu peux par exemple, très lâchement, mais ce n’est pas moi qui te blâmerais si elle te plaît vraiment, te couvrir la tête de cendres, dire à quel point la libération de la parole des femmes a formidablement assaini le paysage. Que tout peut recommencer sur un pied d’égalité entre les deux sexes. Tu auras honte, mais au moins tu auras réussi.
À moins qu’à la fin de la conversation, elle se redresse sur sa serviette, secoue le sable dans tes cheveux et te dise : « C’est formidable de savoir qu’il y a des garçons comme toi. Vraiment formidable. » Avant de partir au bras du CRS surveillant de baignade, à la mâchoire prognathe et aux muscles stalonniens, qui vient de terminer son service…