Depuis de longues années, un micro-phénomène me chiffonne : pourquoi faut-il attendre qu’un livre soit traduit en français pour qu’on en parle en France ?
En vrai, c’est une question très intéressée. Parce que tout bêtement je suis incapable de lire mes auteurs de chevet en VO (en anglais, donc, en ce qui me concerne, sans vouloir vexer les talentueux écrivains moldaves ou indonésiens).
J’ai essayé, hein. Mais non. Lire Miami Blues de Charles Willeford accroché à un Harrap’s, ce doit être à peu près aussi agréable que d’aller aux Maldives avec Christine Angot. Et dans ce genre d’affaires, j’entends la littérature, le plaisir compte aussi. Je sais bien qu’en ce domaine comme dans quelques autres, l’attente fait partie du plaisir. Mais trois mois dans l’escalier, c’est long.
Donc quand un livre que j’attends paraît aux USA et qu’on ne m’en dit rien de par chez moi, je m’énerve. Et je trouve ça bizarre, surtout quand il s’agit d’un ouvrage qui, dès sa publication chez nous, sera qualifié par toute la presse de « livre-événement ».
Pour illustrer mon propos, trois exemples, très différents me viennent à l’esprit :
Le premier cas, celui qui, pour tout vous dire, a motivé ce papier c’est le dernier tome de la trilogie Underworld USA. Blood’s a Rover, publié à New-York en septembre dernier chez Alfred A. Knopf. Perso, j’attends ce livre en me rongeant les ongles depuis huit ans. On n’est certes pas obligé de considérer, comme moi, qu’Ellroy est un des plus grands, sinon le plus grand écrivain de sa génération. Mais bon, même ses pires détracteurs ont du mal à faire comme s’il comptait pour du beurre de cacahuète. Comme le tome précédent s’achève avec les assassinats de Martin Luther King et de Bob Kennedy en 1968, on se doute bien que le prochain va nous parler de l’ère Nixon et du Vietnam. Mais mis à part ce qu’on a deviné tout seul, on ne saura rien de plus. Donnera-t-il, comme il l’a fait pour l’assassinat de JFK, sa version toute personnelle du Watergate ? Ellroy déboulonnera-t-il la statue des preux chevaliers du Washington Post ? Naturellement, je ne veux pas qu’on me raconte l’histoire, sinon je me fâche, mais j’aurais bien aimé qu’on me parle un peu du livre, ou au moins de l’accueil que lui a fait la critique anglo-saxonne. Eh bien non, on ne m’en dira rien, faut croire que c’est un sujet moins porteur que Mon neurone vu du ciel par Yann Arthus-Bertrand.
Autre sujet de perplexité mienne, on aurait pu imaginer que la presse française allait se précipiter sur The Original of Laura, l’ultime livre de Vladimir Nabokov, sauvé des flammes par son fils. Attendu depuis plus de trente ans, objet de tous les fantasmes, enfin sorti à la mi-novembre en langue anglaise, le volume, édité, là encore par Alfred A. Knopf, avec les fac-similés du manuscrit, est un objet magnifique. Alors, que vaut ce successeur du merveilleux Ada ou l’Ardeur ? Aussi bien que Lolita ? Chef d’œuvre ou fond de tiroir ? Depuis un mois, la guerre des critiques fait rage aux Etats-Unis. Et en France ? Silence total (seuls quelques articles ont raconté les circonstances de sa publication). On devra attendre qu’il paraisse en VF, chez Gallimard, dans plusieurs mois, la traduction ayant pris du retard.
Et le pire, c’est que ce déni d’existence ne vaut pas que pour la bonne littérature, il frappe aussi les produits de consommation courante. Le dernier Dan Brown, Le symbole perdu, a paru le 26 novembre dernier chez Lattès, deux mois et demi, donc après sa publication en anglais. Entre-temps, silence radio, tans pis pour les accros au Da Vinci ! Certes Le Monde en a parlé sur une page entière, mais consacrée uniquement aux aspects économiques du best-seller annoncé. Quant aux groupies de Dan, ils y auront juste appris qu’on y parlait de francs-maçons. Bien fait pour eux, ça leur apprendra à s’intéresser à ce genre de prose.
Alors pourquoi ce jet-lag monstrueux, à l’ère supposée du village global et de l’info en temps réel? Ma première hypothèse est triste, mais somme toute bienveillante : les critiques littéraires lisent mal l’anglais, ou disons aussi mal que moi. Ceci suffit-il à expliquer cela ? Hum. Pas besoin d’être agrégé ou traducteur professionnel pour prendre connaissance de ce que disent de tel ou tel livre les collègues de la presse anglo-saxonne, ou prendre connaissance via le net des interviews de l’auteur, pour raconter au moins quelque bricoles, histoire de donner un peu de grain à moudre aux impatients. Ce n’est pas si dur, moi, je l’ai bien fait pour Ellroy.
Ma deuxième hypothèse est plus inquiétante, mais pas si méchante. Elle tient à la nature même des rapports complexes et pervers (ce dernier adjectif est utilisé ici sans l’ombre d’un jugement de valeur) qu’entretiennent maisons d’édition et critiques littéraires. On va donc évacuer d’emblée l’hypothèse poujadiste qui voudrait que les premières tiennent les seconds par les parties, pour s’orienter plutôt vers la barbichette mutuelle. N’empêche, le vecteur de la plupart des papiers publiés en pages livres, ce n’est pas l’excitation que le journaliste peut avoir pour un auteur ou son travail, c’est ce qu’on appelle » le programme « , la liste des ouvrages à paraître qu’assènent sans discontinuer les attachées de presse. De facto, elles déterminent l’agenda des rubriques livres, un peu comme l’AFP est le rédac chef masqué des pages d’actu.
Or, pour les éditeurs, parler d’un livre trop longtemps avant qu’il ne soit en place chez les libraires, même à l’ère du buzz, est considéré comme violemment anti économique (grosso modo, d’après ce qu’expliquent les commerciaux du secteur, parce que le client potentiel, entend parler du livre de Machintruc, se pourlèche les babines, file le chercher à la FNAC, ne le trouve pas et achète autre chose et laisse tomber l’affaire, bref, la cata). On ajoutera à cela que dans la presse écrite, les rubriques livres (comme leurs cousines » déco » et » art de vivre » génèrent leur propres encarts de pub –ceux des éditeurs- ça crée des liens.
Mais comme je le disais plus haut, ce lien de sujétion n’a rien d’unilatéral. Dans les rubriques livres, ce n’est pas le chef qui distribue le boulot en disant » Toi tu vas faire Marc Lévy, toi Cormac McCarthy et pis toi La parthénogenèse pour les Nuls !« . Confrontés aux amoncellements de livres sur leurs bureaux, ce sont le plus souvent les journalistes qui font eux-mêmes le choix, un peu comme dans le monde d’avant, de ce dont il vont parler ou pas, dire du bien ou pas, bref faire vivre un livre (et son auteur) ou le laisser crever. Ce choix est d’autant plus décisif que pour l’instant, c’est la presse écrite qui donne le tempo aux suiveurs radio, télé ou internet.
Donc dans le couple éditeur-critique, chacun tient l’autre, pour le pire et le meilleur. Le pire, on vient d’en parler. Le meilleur, c’est que ce lien n’est pas banalement économique. Les uns comme les autres se sentent, à mon avis, investis d’une mission sacrée : la défense du Livre. Et donc de son industrie, qui s’appelle l’édition. Et dont un tas de gens bien intentionnés peuvent raisonnablement penser qu’elle est menacée, et qu’il faut donc la défendre en bloc, un peu comme la Profession prend cause sans nuance pour » Le cinéma français » au nom de la sacro-sainte exception culturelle. Et voilà aussi pourquoi, dans 95% des cas, les rubriques littéraires sont des rubriques d’actualité littéraire, voire de conso, comme en témoigne cette manie urticante d’indiquer à la fin des critiques, en plus du prix de l’ouvrage, son nombre exact de pages. Et pourquoi pas le poids exact au gramme près, pendant qu’on y est ? Ça c’est de l’info. Tout le reste n’est que littérature…
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